Le Journal des Débats commence son édition du 10 novembre ainsi:

Le Journal officiel publie aujourd’hui un décret qu’on annonçait depuis quelques jours et qui est destiné à organiser des compagnies de guerre dans la garde nationale. Quel sera le rôle de ces compagnies de guerre?

C’est justement de cela qu’il était question, hier soir 9 novembre, à la salle des Mille et un Jeux. Je reproduis l’article sous la forme à peine modifiée qu’il a prise dans le livre Les Clubs rouges. 

Au faubourg Saint-Antoine, le club de la salle des Mille et un Jeux (18, rue de Lyon) a des allures fort paisibles. On y discutait ce soir le décret relatif à la mobilisation de la garde nationale, qui a été l’événement de la journée. Nous sommes tous disposés à marcher, a dit un orateur, mais c’est à la condition qu’il n’y ait de faveur pour personne. Or les administrations sont remplies de jeunes gens. C’est là qu’il faut aller « fouiller ».  (Applaudissements.) Les bureaux sont peuplés de fumeurs de cigarettes qui ne vont pas aux remparts ; ils ont trop peur des rhumes de cerveau. (Rires.) Il faut les faire marcher. Mais, voilà ! personne n’a le courage de les dénoncer. Celui-ci a un frère qui est employé à l’intendance ; celui là possède un cousin qui est portier dans un ministère. On ne veut pas leur faire de la peine et on compromet le salut de la patrie.

Un autre orateur dénonce les épiciers et les rentiers, qui ne rougissent pas d’accepter l’indemnité de 1 fr. 50 c. allouée aux gardes nationaux.

Le citoyen Tartaret, membre de l’Association internationale [Eugène Tartaret est l’ouvrier ébéniste qui a publié les comptes rendus de la Commission ouvrière de 1867], est d’avis qu’il ne faut point s’arrêter à ce détail, et il appelle l’attention particulière de l’assemblée sur une question qu’il n’hésite pas à qualifier lui-même de délicate : il s’agit de la question des unions illégales et de leurs conséquences au point de vue du décret de mobilisation. Il y a, dit-il, à Paris beaucoup de ménages incorrects sous le rapport légal. Pourquoi ? L’orateur donne à cet égard des explications d’une nature en effet très délicate, et il apprend à son auditoire que Napoléon, l’auteur du Code civil, était partisan de la polygamie. (Voix féminines:  Oh ! la canaille ! ) L’orateur ne veut pas entrer dans une discussion approfondie sur les avantages et les inconvéniens respectifs de la polygamie et de la monogamie, mais il constate que les ménages illégaux se forment plus facilement à Paris que dans les campagnes. C’est qu’à Paris, dans le peuple du moins, on obéit au « sentiment », tandis que, pour le paysan, le mariage est une association de morceaux de terre, et pour le bourgeois une association de capitaux. Maintenant, que va-t-on faire? Rangera-t-on les pères de famille non mariés dans la catégorie des célibataires? Ne serait-il pas juste de consulter la nature plutôt que la loi?

Un autre orateur constate à ce propos que le maire Mottu a décidé déjà la question dans le sens indiqué par le citoyen Tartaret. Il a placé un garde national non marié, mais père de trois enfans reconnus, dans la catégorie des hommes mariés. (Applaudissements.)

Le citoyen Tartaret applaudit des deux mains à cette décision du maire Mottu, et il se console de l’invasion prussienne en se disant qu’elle avancera la solution de bien des questions sociales. Il y a encore la question des nourrices, par exemple. (Marques d’étonnement et rires.)

Oui, citoyens et citoyennes, permettez-moi d’ajouter un mot sur cette question, car il y a trois sortes de gens qui nos bêtes noires: les portiers, les agents de police et les nourrices. (Nouvelle et bruyante hilarité.) Eh bien ! avant le siège, les mères mettaient leurs enfants en nourrice ; aujourd’hui elles sont obligées de les nourrir elles-mêmes. C’est un progrès que nous devons aux Prussiens, et c’est pour quoi je ne serais pas fâché de les voir demeurer encore quelque temps aux portes de Paris. (Le public semble différer d’opinion sur ce point avec l’orateur. Légers murmures.) [Et qu’en pensent les citoyennes?]

Le citoyen Tartaret retrouve les sympathies de l’auditoire en déclarant que cette guerre sera la dernière, et en invoquant le témoignage de la Boétie pour affirmer que les hommes vivront en frères aussitôt qu’ils se seront débarrassés de leurs tyrans. (Applaudissements prolongés.)

Un autre orateur, pourvu d’une forte voix de basse taille, demande le « rationnement gratuit et obligatoire », c’est-à-dire la mise en réquisition de toutes les subsistances et leur répartition égale et gratuite entre tous les citoyens. Le gouvernement, ajoute-t-il, a résisté d’abord à cette mesure radicale et nécessaire, mais il est obligé d’y arriver. Ce matin il a mis en réquisition ce qui restait de bêtes à cornes à Paris. (Rires.) C’est que la faim est notre grande ennemie. Ventre affamé n’a pas d’oreilles. Si nous sommes réduits à la famine, nous n’entendrons plus la voix de la patrie, et nous finirons par capituler. Si l’on avait établi la Commune le 31 octobre, nous n’en serions pas là. Paris marcherait d’accord avec la province, car la Commune existe à Lyon et à Marseille, et les armées des départements ne seraient pas des mythes. Cependant, par une contradiction que l’orateur juge superflu d’expliquer, il ne voudrait pas qu’on tracassât le « père Trochu » qui est rempli de bonne volonté. Comme si les fauteurs de la Commune qui ont envahi l’Hôtel de Ville le 31 octobre n’avaient pas tracassé « le père Trochu! » [Il me semble que cette dernière phrase est une expression de l’opinion du journaliste — qui ne la marque d’habitude que par son ironie.] 

Enfin on s’occupe de la question des séminaristes et des congréganistes ; l’auditoire, qui était demeuré jusque-là un peu somnolent, se réveille, et il répond par une adhésion énergique aux orateurs qui demandent l’enrôlement forcé de ces « serpents » qui portent le trouble dans les ménages. S’ils ne veulent pas marcher, il faut les prendre au collet et les conduire aux avant-postes entre deux hommes solides, car il n’est pas sûr de les laisser derrière soi. (Vous avez raison ! Bravos redoublés.)

Un dernier orateur demande à traiter la question en vers, et il se met à réciter un dialogue entre un franc-maçon et un curé qui porte à son comble l’enthousiasme de l’auditoire.

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En 1901, Albert Brichaut a photographié le 18 rue de Lyon (au coin de l’avenue Ledru-Rollin), alors un concert appelé « La Sirène ». Je suppose que nous avons là une image de ce qui était en 1870 la salle des Mille et un Jeux. Cette image est au musée Carnavalet

Livres cités

Molinari (Gustave de)Les Clubs rouges pendant le siège de Paris, Garnier (1871).

Tartaret (Eugène)Exposition universelle de 1867. Commission ouvrière de 1867. Recueil des procès-verbaux des assemblées générales des délégués et des membres des bureaux électoraux… recueillis et mis en ordre par Eugène Tartaret, Augros (1868).