Dans le « folklore » et le « souvenir » du siège de Paris, il y a d’abord la nourriture (le pain, les rats, les éléphants — ils arrivent dans de prochains articles), mais il y a aussi les pigeons voyageurs. Qui transportent effectivement du courrier, malgré le froid intense, même en décembre.

Je suppose que vous n’attendez pas que je vous explique « comment ça marche » — pourquoi et comment le pigeon se rend là où il doit se rendre. Par contre, je peux vous dire qu’il transporte le courrier sur une feuille de colodion glissée dans un tuyau de plume. Que cette feuille mesure 4 cm sur 6 cm, qu’elle est dix fois plus mince que du papier pelure, et qu’elle peut contenir environ 1600 télégrammes — fortement réduits. Ceci, je l’ai copié dans un article du Monde illustré (daté du 21 janvier 1871). Ce que ce journal devait expliquer à ses lecteurs, c’est comment « projeter » cette feuille pour grossir et lire les dépêches, mais ceci est familier aux lecteurs d’aujourd’hui, je me contente donc de l’image.

Et aujourd’hui, 14 décembre, deux pigeons ont apporté — entre autres — chacun une dépêche de Gambetta. Je ne sais pas laquelle est arrivée la première, mais elles sont datées et je vous les livre dans l’ordre chronologique de leur écriture (en vert).

Tours, 5 décembre 1870

Gambetta à Trochu

Vos dépêches nous sont parvenues. Elles ont provoqué l’admiration pour la grandeur des efforts de l’armée et des citoyens. Nous nous associons à vos vues et nous les servirons.
Orléans a été évacué devant les masses de l’armée de Frédéric-Charles. Nous avons dû reprendre sur notre gauche avec le 16e, le 17e, le 21e, et la moitié du 19e corps en formation, les positions par nous occupées avant la reprise d’Orléans, le général Chanzy commandant toutes ces forces réunies.
Le 15e corps, commandant des Pallières, est prêt à se porter à droite ou à gauche, selon les exigences de l’action.
Bourbaki commande le 18e et le 20e corps, auxquels on envoie incessamment des renforts pour couvrir Bourges et Nevers. Nous sommes donc exactement dans les vues de votre dépêche du jeudi 20 novembre. À la suite de l’évacuation d’Amiens, l’ennemi a marché sur Rouen qu’il menace d’occuper aujourd’hui ou demain. Le général Briand couvre le Havre. Le général Faidherbe, qui a remplacé Bourbaki dans le Nord, est en action.
Les Prussiens ont levé le siège de Montmédy et de Mézières. Ils sont vigoureusement tenus en échec par Garibaldi, entre Autun et Dijon.

GAMBETTA.

 

Tours, le 11 décembre 1870, midi

Gambetta à Trochu et Jules Favre

Je vous écris tous les jours, mais le vent est si contraire. Nous sommes également sans nouvelles depuis le 6. Ici les choses sont moins graves que ne le répandent les Prussiens à vos avant-postes. Après l’évacuation d’Orléans, l’armée de la Loire a été divisée en deux parties, l’une sous le commandement de Chanzy, l’autre de Bourbaki. Le premier tient avec un courage et une ténacité indomptables contre l’armée de Mecklembourg et du prince Frédéric-Charles, depuis six jours, sans perdre un pouce de terrain, entre Josnes et Beaugency. Les Prussiens tentent un mouvement tournant par la Sologne. Bourbaki s’est retiré sur Bourges et Nevers. Le Gouvernement s’est transporté à Bordeaux pour ne pas gêner les mouvements stratégiques des armées. Faidherbe opère dans le Nord, et Manteuffel a rebroussé chemin de Honfleur vers Paris. Nous tenons ferme; l’armée, malgré sa retraite, est intacte, et n’a besoin que de quelques jours de repos. Les mobilisés sont prêts et entrent en ligne sur plusieurs points. Bressolles, à Lyon, se dispose à se jeter avec trente mille hommes dans l’Est, appuyé sur les forces de Garibaldi et les garnisons de Besançon et de Langres. Je suis à Tours, et je me rends dans une heure à Bourges pour voir Bourbaki.
La France entière applaudit à la réponse que vous avez faite au piège de Moltke.

Saluts fraternels.
L. GAMBETTA.

Le « piège de Moltke », c’est la dépêche que von Moltke a expédiée à Trochu le 5 décembre:

Versailles, 5 décembre 1870

Il pourrait être utile d’informer Votre Excellence que l’armée de la Loire a été défaite hier, près d’Orléans, et que cette ville est réoccupée par les troupes allemandes.
Si toutefois Votre Excellence juge à propos de s’en convaincre par un de ses officiers, je ne manquerai pas de le munir d’un sauf-conduit pour aller et venir.
Agréez, mon général, l’expression de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être votre très humble serviteur.

Le chef de l’état-major,
Comte DE MOLTKE

Et la réponse « à cette impertinente prévenance » à laquelle « la France entière applaudit », la voici:

Paris, Ie 6 décembre 1870

Votre Excellence a pensé qu’il pourrait être utile de m’informer que l’armée de la Loire a été défaite près d’Orléans et que cette ville est occupée par les troupes allemandes.
J’ai l’honneur de vous accuser réception de cette communication, que je ne crois pas devoir faire vérifier par les moyens que Votre Excellence m’indique.
Agréez, mon général, l’expression de la considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être votre très humble serviteur.

Le gouverneur de Paris,
Général TROCHU

On ne peut pas dire que la nouvelle de la perte d’Orléans enthousiasme les Parisiens.
Même Le Constitutionnel daté du 16 (après-demain) écrit, à propos d’un article doutant de la volonté du gouvernement, paru dans La Vérité:

La Vérité fait le procès aux hommes qui nous gouvernent et elle fulmine contre eux des accusations formidables. Suivant elle nous ne serions rien moins que le jouet d’une assurance factice. Le Gouvernement de la défense nationale désespérerait lui-même de la défense; et s’il n’ouvre pas dès maintenant les portes à l’ennemi, ce n’est que pour satisfaire à une vanité purement militaire. Ceci est grave. Nous avons toujours soutenu le Gouvernement, nous avons toujours rendu hommage à ses intentions; et notre conviction est que non-seulement il ne désespère pas de vaincre, mais encore qu’il en a la certitude, et qu’il s’y prépare. C’est pourquoi, tout en critiquant ceux de ses actes qui nous ont paru blâmables, nous n’avons jamais manqué de réagir contre les inquiétudes et les défiances qu’ils excitaient. Mais n’est-il pas de son devoir de nous aider dans notre tâche? Or, nous le disons à regret, il nous rend au contraire cette tâche de plus en plus difficile. On ne gouverne pas un grand peuple par des intermittences.

*

L’image de couverture est (malheureusement) parue sur une double page du Monde illustré daté du 21 janvier 1871. Comme les autres images analogues que j’ai trouvées étaient moins nettes, j’ai quand même choisi celle-ci.

Livre utilisé

Michel (Adolphe), Le siège de Paris, 1870-1871, A. Courcier (1871).

Cet article a été préparé en août 2020.