Le compte rendu de la séance du club Favié (je n’arrive pas à décider quelle est la bonne orthographe) du 13 décembre, par notre journaliste réactionnaire, paraît dès le lendemain dans le Journal des Débats. On le trouve aussi dans le livre Les Clubs rouges. Pour faire le lien avec quelques articles précédents, je commence par « rappeler » une partie de ce qui s’est dit dans ce club le 7 décembre. Il n’y a aucun doute que Gustave de Molinari (ou P. David) était satisfait de la dissolution des Tirailleurs de Belleville (voir à ce sujet nos articles du 6 et du 7 décembre).

La dissolution du bataillon des tirailleurs de Belleville ne pouvait manquer d’exciter l’émotion du public de la salle Favié. Ces tirailleurs méconnus et dissous, et leur ex-commandant M. Gustave Flourens, y ont trouvé naturellement des apologistes ardents, plus ardents que les tirailleurs en question ne paraissent l’avoir été eux-mêmes aux avant-postes. [Persiflage!] On les accuse d’indiscipline, s’est écrié un orateur; mais à quoi sert la discipline? À quoi nous a-t-elle servi jusqu’à présent? Elle nous a servi à nous faire battre par les Prussiens. Ce sont des troupes disciplinées qui ont été battues à Reichshoffen, à Forbach, à Sedan; ce sont des troupes disciplinées qui ont capitulé à Metz. Peut-on exiger d’un républicain, qui a du « raisonnement », de s’astreindre à la discipline comme un automate? On avait défendu à nos tirailleurs de tirer sur les Prussiens dans les tranchées, c’était l’ordre et la discipline. Eh bien! quand ils voyaient des Prussiens, leur « raisonnement » leur disait de tirer dessus et ils tiraient, et ils tuaient des Prussiens; est-ce que leur raisonnement ne valait pas mieux que la discipline ? (Ici une partie de l’auditoire, mettant en pratique la théorie de l’orateur, s’abandonne à divers actes d’indiscipline que lui suggère son « raisonnement »; les uns battent la semelle, d’autres quittent bruyamment la salle, d’autres encore crient: Assez! L’orateur, à son tour, obéit à son raisonnement en désertant précipitamment la tribune, nous allions dire la tranchée. [Re-persiflage])

L’orateur qui lui succède, tout en reconnaissant que les tirailleurs peuvent avoir, comme ils le prétendent, des griefs sérieux contre leurs officiers, et en particulier contre le commandant Ballandier (marques de surprise), non! Lampérière (c’est cela  à bas Lampérière!), déclare qu’ils ont eu tort d’abandonner le poste qui leur était assigné. (Quelques murmures à gauche; approbation dans la grande majorité de l’assemblée.) L’orateur croit que la discipline est nécessaire même à des soldats républicains. (Nouveaux applaudissements.) L’orateur continue, visiblement encouragé par ces marques d’approbation, dont il faut tenir bon compte au public de la salle Favié: « Nous ne pouvons pas juger séance tenante l’affaire des tirailleurs; il est possible que des coquins et des mouchards se soient glissés parmi eux; c’est probable même, car ils n’appartiennent pas tous à Belleville; il faut une enquête qui fasse justice des coquins et des mouchards. On veut nous pousser à bout, citoyens, tenons-nous sur nos gardes! Nous aurions certainement le droit de répondre aux provocations qu’on nous adresse en marchant encore une fois sur l’Hôtel de Ville, et en allant démolir la Conciergerie, comme nos pères de 89 ont démoli la Bastille (oui! oui!); mais nous nous en garderons bien, citoyens, nous ne tomberons pas dans le piège que nous tendent les réactionnaires. Belleville étonnera le monde par sa modération. (Il a raison! Il cause bien! Applaudissements prolongés.) Nous ne souffrirons pas davantage qu’on nous salisse en faisant rejaillir sur Belleville la boue qu’on a jetée sur les tirailleurs. S’il y en a d’indignes, nous les désavouons; ils ne méritent pas d’appartenir à Belleville! » — Ce discours produit une vive impression sur l’auditoire. Une réunion ayant été convoquée demain à dix heures du matin pour entendre les explications contradictoires des tirailleurs et de leurs chefs, l’assemblée décide qu’elle s’y fera représenter par cinq dé légués.

Un membre du bureau interrompt le débat en donnant lecture d’une lettre du citoyen Lefrançais, détenu à la Conciergerie à la suite de l’affaire du 31 octobre. Le citoyen Lefrançais se plaint de n’avoir pas été relâché avec ses codétenus pour aller combattre les Prussiens; il engage ensuite les électeurs de Belleville à demander qu’on les convoque sans retard et à protester contre la tyrannie de l’Hôtel de Ville en appelant à la mairie le grand patriote Blanqui. (Marques d’impatience causées par la longueur de la missive du citoyen Lefrançais.) Le lecteur convient que les lettres des « captifs » de la Conciergerie sont en effet un peu longues; mais il faut les excuser, ils n’ont que ça à faire. (Rires.)

*

Je passe la suite et en arrive à aujourd’hui, 13 décembre.

L’éclairage de la salle Favié, à Belleville, était, ce soir, fortement rationné. C’est à peine si une douzaine de bougies fumeuses garnissaient les lustres, et

Ces douteuses clartés qui tombent des chandelles

laissaient l’auditoire plongé dans une demi-obscurité lugubre. Ajoutons que la première question à l’ordre du jour n’était point des plus gaies. Il s’agissait de la condamnation à mort en bloc des « animaux parasites », et en particulier des chevaux de luxe, des chevaux de corbillard, des chiens et des chats. L’auteur de la motion est d’avis que l’on peut se passer sans difficulté des chevaux des pompes funèbres, et il engage les citoyens à porter eux-mêmes leurs parents ou leurs amis au champ de repos ; quant aux chevaux de luxe que les riches nourrissent de pain (mouvement d’indignation. — Oui! oui! c’est au Journal officiel!), il faut les sacrifier sans pitié ; les riches iront à pied comme nous. (Applaudissements énergiques.) L’orateur incline à étendre cette mesure de salut public à tous les autres animaux parasites; mais de vives protestations s’élèvent sur tous les bancs. Un citoyen demande tout au moins un sursis pour les chiens et les chats, dont il plaide éloquemment la cause. « Il est reconnu, dit-il, que, de tous les animaux, après l’homme, le chien est le plus intelligent et le plus fidèle. Les chiens, et surtout les caniches, font presque partie de la famille. (Une voix perçante  Les chats aussi ! — Rires.) Attendons encore un peu avant de les immoler au salut de la patrie. Quand le moment sera venu, eh bien ! nous n’hésiterons pas à les sacrifier, et même à les manger. » (Applaudissements et rires.) Ce plaidoyer éloquent obtient gain de cause. L’assemblée décide à l’unanimité l’abattement (sic) des chevaux de corbillard et des chevaux de luxe; mais elle accorde un sursis aux chiens et aux chats. (Mouvement de satisfaction parmi les citoyennes.) [Ce n’est pas parce qu’on est réactionnaire qu’on n’est pas misogyne…]

On s’occupe ensuite des moyens de repousser les Prussiens; mais un orateur demande préalablement l’autorisation d’entretenir l’assemblée de la politique extérieure. Il est satisfait, dit-il, de l’attitude de la Belgique et de la Suisse; mais l’Angleterre a tenu, à notre égard une conduite ambiguë, et le Times a été ignoble. L’Angleterre nous doit beaucoup ; c’est notre commerce avec elle qui la fait vivre; nous pourrions nous passer de l’Angleterre, car la France est le pays le plus riche du monde et elle se suffit à elle-même, tandis que l’Angleterre ne peut se passer de la France. Voilà pourquoi lord Granville a défendu à Bismarck de bombarder Paris. C’est par égoïsme; ce n’est pas par intérêt pour nous. (Mouvement d’approbation.)

Un autre orateur pense que ce n’est pas le moment de s’occuper de la politique extérieure; il se soucie fort peu de savoir si lord Granville a défendu ou non à Bismarck de bombarder Paris. Que les Prussiens bombardent Paris si bon leur semble! c’est peut êlre le moyen de nous sauver. Nous sortirons alors tous ensemble, et nous nous délivrerons nous-mêmes sans attendre les Charette, les Cathelineau et les autres amis de Trochu. D’ailleurs, qu’avons-nous à craindre des bombes? On dit qu’elles incendieront les monuments des arts, les musées et les églises. Citoyens, la République passe avant les arts. Les artistes ont été corrompus par le despotisme. Qu’on brûle le Louvre, avec les tableaux de Rubens et de Michel-Ange, l’orateur s’en consolera, pourvu que la République triomphe. Il se consolera encore plus facilement de la destruction des églises ; et il verrait sans sourciller les tours de Notre-Dame s’abîmer sous les bombes. Ce n’est pas lui qui donnerait de l’argent pour les rebâtir. (Applaudissements et rires.) Les bombes qui nous débarrasseraient de tous les monuments de la superstition que le moyen-âge nous a légués seraient les bienvenues; elles épargneraient de la besogne aux socialistes. (Nouveaux applaudissements.) Mais on ne nous bombardera pas, on veut nous prendre par la famine, et, si cela continue, on y réussira. (C’est vrai ! Trochu nous trahit !) L’orateur ne s’ex plique pas l’inaction de Trochu, et il soupçonne le gouvernement de vouloir conclure un autre armistice pour arriver à une paix honteuse.

Un autre orateur donne lecture d’une lettre adressée au Combat par des tirailleurs de Belleville [voir cette lettre dans notre article du 15 décembre]. Ces tirailleurs, si indignement calomniés par la réaction, ont refusé de rendre leurs armes. Eh bien, qu’a-t-on fait? on vient de les arrêter. (Explosion d’indignation.) En même temps on dissout nos conseils de famille pour nous livrer à la tyrannie des chefs nommés par Trochu. On veut nous pousser à bout. On veut une émeute à Belleville. Et savez-vous pourquoi on veut une émeute ? Parce qu’on veut se rendre, parce qu’on veut livrer Paris aux Prussiens. (C’est cela !) Mais nous ne ferons pas d’émeute, nous ajournerons notre vengeance, car nous voyons clair dans le jeu de Trochu, ou, pour mieux dire, du gouvernement occulte dont Trochu n’est que l’instrument. (Oui ! les jésuites !) Nous ne capitulerons pas ; nous attendrons plutôt les Prussiens comme les Romains attendaient les Carthaginois, sur leurs sièges curules; seulement il faut empêcher les membres du gouvernement de s’en aller en ballon et de nous « laisser en plan » ; il faut « coller » des factionnaires à leurs portes (applaudissements et rires) et sauter tous ensemble (Oui! oui!) ; nous brûlerons Paris et nous ferons une « trouée » après. (Tonnerre d’applaudissements.)

Dix heures sonnent, la séance est levée aux cris de Vive la République!

P. DAVID

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Le dessin de Jules Worms est au musée Carnavalet, là. Il s’intitule Séance de club pendant la Commune mais est daté du 2 février 1871…

Livre utilisé

Molinari (Gustave de)Les Clubs rouges pendant le siège de Paris, Garnier (1871).

Cet article a été préparé en juin 2020.