J’espère que la soupe à l’oignon (sans oignon) d’hier soir ne vous a pas rendue malade — le pain du siège est parfois difficile à digérer, même dans de l’eau chaude. Que l’année commence au mieux pour vous!
J’avais annoncé deux surprises. La première, c’est l’état civil, enfin révélé, des deux éléphants achetés par le boucher Delboos.
D’abord, ce sont de jeunes Parisiens, au sens où ils ne sont à Paris que depuis juin 1869. Où ils sont arrivés par le chemin de fer du Nord, deux beaux éléphants, mâle et femelle, avec trois zèbres (Le Petit journal, 13 juin 1869).
Le Monde illustré, dans son numéro du 28 août, donne des détails sur le voyage:
Les éléphants du Jardin d’acclimatation, quoique bien jeunes encore, — ils ne sont âgés que de cinq ans, — sont de grands voyageurs : capturés dans le fond de l’Abyssinie, amenés en Égypte, ils furent embarqués à Alexandrie pour Trieste, traversèrent l’Allemagne en passant par Vienne et Berlin, puis, à Hambourg, furent mis à bord d’un paquebot pour Londres, arrivèrent en France par le port de Boulogne et se reposent enfin au Jardin d’acclimatation.
S’il est vrai de dire que les voyages forment la jeunesse, les éléphants, aujourd’hui Parisiens, doivent savoir bien des choses. Leur éducation laisse pourtant à désirer. Ils ne savent pas encore danser sur des boules et des cordes, s’asseoir au commandement, jouer de la trompette, boire sans le casser un verre de Champagne, et décoiffer leurs admirateurs ; mais cela viendra, n’en doutons pas : le cornac de ces nouveaux pensionnaires du jardin d’acclimatation ne manquera pas d’apprendre à ses jeunes élèves tout ce que doivent savoir des éléphants bien élevés.
Les enfants des visiteurs du jardin zoologique sont admis à monter à éléphant, et cette équitation d’un nouveau genre se fait sans aucun risque. A Londres, les éléphants de Zoological Garden sont sans cesse employés au transport des visiteurs, grands et petits ; on raconte même que, moyennant une rétribution supplémentaire, les fervents partisans de l’équitation à éléphant obtiennent d’être mis en selle par l’éléphant lui-même, qui enlève ses clients par la ceinture et les dépose très-mollement sur son vaste dos.
MAXIME VAUVERT
Il y a une illustration. Mais j’ai choisi pour cet article une image d’un autre journal, Le Journal amusant daté du 25 septembre 1869.
En cliquant sur l’image pour la grossir, vous découvrirez aussi les noms de nos deux héros, la Belle Poule et Rocambole. Au fait, souvenons-nous que, on nous l’a dit, c’étaient un éléphant et une éléphante. Le directeur du Jardin d’Acclimatation
avait donné à ses pachydermes des noms d’un grand caractère, mais rien n’y a fait. Les cornacs ont préféré des noms plus vulgaires, mais plus commodes, et la clientèle des moutards a ratifié le choix
dit Le Gaulois du 31 août 1869. Peut-être les noms officiels des deux éléphants étaient-ils Castor et Pollux (pour un couple — hétérosexuel — c’est un peu étrange), au moins les moutards et les cornacs ont choisi un nom féminin pour la femelle… J’ai cherché dans la presse et n’ai vu les noms « Castor et Pollux » apparaître qu’une fois les deux éléphants tués et dépecés, et pour la première fois dans Le Gaulois du 1er janvier 1871, que j’ai cité dans l’article d’hier.
Ce point d’histoire étant acquis (!)… je dirais bien encore deux mots du Jardin des plantes et de… ses éléphants. À travers la presse déchaînée, j’ai vu arriver, en novembre 1862, deux éléphants de neuf à dix ans parmi toute une ménagerie d’animaux curieux envoyés par le roi de Siam pour le Muséum. En octobre 1863, deux éléphants d’Afrique d’un an à peine, offerts par le vice-roi d’Égypte, venaient de les rejoindre, et il y avait cinq éléphants dans la ménagerie du Jardin des plantes. En 1865, un des gros éléphants fut envoyé en Angleterre en échange de quelques animaux plus rares. De sorte que (?) en octobre, il y avait quatre éléphants à la ménagerie, et en août 1866, ils étaient trois, deux éléphants siamois (c’est-à-dire venant du Siam), mâle et femelle, et un africain (donné par le vice-roi d’Égypte) — d’où je crois qu’on peut conclure qu’un des petits Égyptiens n’avait pas vécu très longtemps et qu’un gros éléphant d’avant l’envoi siamois avait été donné à Londres. Pourtant en 1868, il semble n’y avoir plus qu’un gros éléphant, qu’on appelle « l’éléphant » et qui est blanc, et deux petits…
Pourquoi je vous parle du Jardin des plantes? Alors que, c’est acquis, ce sont les éléphants du Jardin d’acclimatation qui ont été mangés? Eh bien, voilà… dans Le Rappel du 18 septembre (le début du siège, vous vous souvenez?):
Remue-ménage complet au Jardin des Plantes. On diminue les espaces où se promenaient jadis les divers animaux, pour faire des enclos destinés aux bêtes du Jardin d’Acclimatation. On y a déjà installé les éléphants, les singes, les chevaux nains et les autruches.
ah… et voilà la deuxième surprise, les éléphants du Jardin d’acclimatation étaient… au Jardin des plantes. Pas étonnant qu’il y ait de la confusion. L’article du Gaulois du 1er janvier que j’ai commencé à citer hier continuait ainsi:
Notons également que Castor et Pollux n’étaient que les hôtes provisoires du Jardin des Plantes. Le Muséum a du foin sur la planche et peut nourrir ses bêtes qui appartiennent en quelque sorte à la science. C’est une bibliothèque vivante qui ne périra pas.
Et elle n’a pas péri. Malgré le manque de nourriture, malgré, j’anticipe un peu, le bombardement (voir notre article du 9 janvier) qui a visé notamment le Muséum…
La conclusion, en anticipant encore plus, elle est dans le Journal officiel (je cite d’après Le Journal des Débats du 20 janvier 1871):
Malgré les difficultés considérables et chaque jour croissantes que l’administration du Muséum d’histoire naturelle éprouve pour assurer le service des subsistances nécessaires à l’entretien de sa belle ménagerie, cet établissement scientifique n’a fait jusqu’ici aucune perte grave.
Faute de légumes frais, les singes et quelques autres petits animaux des pays chauds meurent eu grand nombre ; quelques carnassiers, tels qu’une lionne et un jaguar, ont succombé sous l’influence du régime insalubre auquel ils sont assujettis ; car depuis l’investissement de Paris, on ne nourrit les bêtes féroces du Jardin des Plantes qu’avec de la viande de mauvaise qualité, déclarée impropre à la consommation publique et provenant de la voirie.
Mais les animaux les plus précieux, notamment les deux hippopotames, le rhinocéros, les deux éléphants d’Asie, l’éléphant d’Afrique [ce qui confirme mon compte ci-dessus] et un certain nombre d’antilopes n’ont pas souffert, et, au moyen des approvisionnements spéciaux préparés avant le siège, il sera possible de pourvoir à leur nourriture pendant plusieurs mois. Les craintes exprimées par quelques journaux au sujet du sort de cette partie de nos collections nationales sont par conséquent sans fondement.
II est même à remarquer que depuis l’investissement de Paris la ménagerie du Muséum d’histoire naturelle a pu accroître considérablement ses richesses zoologiques et s’est procuré par voie d’échange un certain nombre d’animaux précieux parmi lesquels on peut citer en première ligne: une paire de zèbres, un antilope-gnou, une paire de phascolomes à front large, et un wombat d’Australie.
Ces échanges lui ont été d’autant plus précieux qu’ils lui ont permis de se débarrasser avantageusement de plusieurs pensionnaires d’un faible intérêt zoologique et trop coûteux à nourrir, à raison de la quantité de vivres qu’ils consommaient.
Les animaux qui ont été débités dans plusieurs boucheries comme viande de fantaisie provenaient du Jardin d’acclimatation. A l’approche de l’ennemi, ils avaient dû être trans portés du bois de Boulogne dans l’intérieur de Paris, et ils ont été logés provisoirement au Jardin des Plantes.
La ménagerie du Muséum d’histoire naturelle, qui est une propriété nationale, n’a rien vendu et conserve précieusement ses collections scientifiques.
Qu’est-ce que je vous disais?
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Ajouté le 31 décembre 2020, après avoir lu de nouvelles âneries sur internet — est-il besoin de préciser que le zoo de Vincennes n’existait pas? Il a été fondé après (et à la suite de) l’exposition coloniale de 1931.
Cet article a été préparé en mai 2020.