Non, évidemment, Victorine Brocher n’a pas mangé d’éléphant pendant le siège (voir nos articles du 31 décembre et du 1er janvier). Voyez-la se souvenir du 1er janvier 1871:
Quelle triste journée pour nous, dans la matinée je suis rentrée à la maison ; il faisait froid aux bastions ; ce qui était plus triste encore, chemin faisant, on rencontrait de pauvres femmes tellement affaiblies qu’elles s’évanouissaient sur la voie publique, c’était navrant. Malgré assistance et dévouement, on ne pouvait parvenir à secourir toutes ces infortunées.
Si elle rentre à la maison, c’est qu’elle était aux remparts avec son bataillon depuis le 22 décembre.
Aux avant-postes, le 22 décembre, le froid est terrible ; les soldats, les pieds sur la terre gelée, souffrent horriblement, on ne compte pas moins de 900 morts de congélation.
Le jour de Noël, le froid était si rigoureux que plusieurs gardes nationaux sont morts aux remparts. Moi-même, le matin, je suis sortie de ma casemate, j’avais si froid, je fus saisie ; les larmes me coulaient des yeux, elles gelèrent sur mes joues, je les détachais difficilement de mon visage.
Tout de même…
Le 25, jour de Noël, on m’a envoyé pour moi une livre de beurre et une demi-mesure de pommes de terre. C’est un présent princier. Je n’ai jamais pu savoir qui me l’a envoyé, un garde de ma compagnie, je suppose.
De sorte que, en revenant au 1er janvier:
Ce jour-là, nous eûmes un petit moment assez heureux ; ma mère m’avait rarement une journée entière ; en cet honneur, elle nous fit des pommes de terre frites avec le présent que j’avais reçu pour le jour de Noël.
Les enfants étaient si contents, notre boulanger nous avait vendu un peu de grosse braise que nous mîmes dans notre petit fourneau à trois trous, le dessus en catelles bleues et blanches, fourneau dit parisien.
À la vue des pommes de terre dorées, les enfants dansaient de joie.
Elle n’avait certainement pas les moyens d’offrir de l’éléphant aux deux enfants, ni même d’ailleurs d’acheter du lapin. Mais elle vivait dans le septième arrondissement, et il y avait des gens riches dans le bataillon où elle était cantinière. Voyez donc:
Ce jour-là, j’eus encore une surprise, on m’envoya un magnifique lapin, tout préparé à la sauce aux champignons, qui m’était offert par quelqu’un du faubourg Saint-Germain, je pense que c’était encore un monsieur de la compagnie.
Le soir du jour de l’an, nous avons bien dîné tous les quatre.
Nous pensions, ma mère et moi, à toutes les horreurs que nous voyions tous les jours et à ce que je voyais dans mes sorties.
Nous pensions aussi à l’absent [Gustave Rouchy, le mari de Victorine, prisonnier]; s’il vit, disions-nous, lui n’a peut-être pas à manger ; cela nous rendait malheureuses.
Notre lapin était énorme, j’eus la pensée de le partager et d’en donner la moitié, c’est-à-dire la part de l’absent, à une pauvre famille de mon quartier qui a été bien heureuse.
Quelques jours plus tard, j’ai appris que ce lapin était un chat qui avait été acheté au marché de Saint-Germain, qu’il avait coûté 20 francs ; l’acquéreur l’avait fait préparer pour lui, mais, comme il aimait les chats, par sentimentalisme il ne put se décider à le manger et me l’envoya par son domestique ; c’est la seule fois que j’ai mangé du chat, et je l’ai trouvé très bon. Plusieurs jours après, les enfants me demandaient encore du bon pin pin, c’est-à-dire du bon lapin.
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Le « lapin » avait peut-être été préparé selon les conseils de la Cuisinière assiégée:
Chat
Cet animal domestique, l’ornement et le compagnon de la mansarde, l’heureux favori de l’élégant salon, est devenu un des mets les plus recherchés et presque les plus rares du siège. Sa chair est blanche, fine et délicate; seulement, avant d’être servie, elle demande à être mortifiée pendant 48 heures. On peut le préparer en civet, comme un lièvre, ou le faire rôtir.
Notez que, quand on peut s’acheter un chat, on doit avoir les moyens d’ajouter du beurre, etc. La cuisinière du « monsieur » du Faubourg Saint-Germain avait même des champignons… Juste ce qu’il fallait pour cuisiner un
Rôti de chat
Mettez dans une casserole, avec beurre, lard et graisse, oignon, gousse d’ail, poivre, sel, bouquet garni et un verre de vin blanc ou de bouillon; faites rôtir doucement et servez.
Après avoir retiré la viande, on peut faire rôtir dans le jus des pommes de terre cuites à l’eau et coupées en dés, ou des carottes, des champignons, etc.
La cuisinière assiégée ne donne pas la recette des pommes de terre frites…
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La vente du lapin de gouttière a été dessinée par Albert Robida et je l’ai copiée dans le livre de Dayot.
Livres utilisés
Brocher (Victorine), Souvenirs d’une morte vivante Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia (2017).
La Cuisinière assiégée ou L’art de vivre en temps de siège par une Femme de ménage, Laporte (1871).
Dayot (Armand), L’Invasion, Le siège, la Commune. 1870-1871. D’après des peintures, gravures, photographies, sculptures, médailles autographes, objets du temps, Flammarion (s.d.).
Cet article a été préparé en juillet 2020.