Oui, je sais, on vote demain. Mais, comme je l’ai déjà déploré hier, il n’y a pas de journaux… Et donc peu de sources, à distance… Il y a quand même Le Rappel. Dans son numéro paru hier (et daté d’aujourd’hui), outre ses articles consacrés aux élections, il a publié encore une lettre de nos amis Vermorel, Lefrançais et autres: ces « prisonniers du 31 octobre » sont toujours prisonniers, maintenant à la Santé, où les ont — naturellement — rejoints des « prisonniers du 22 janvier »…

Dans le numéro du 8 février, je sélectionne quelques informations (les citations en vert).

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Les corps de francs-tireurs ont été désarmés hier.

La veille, on avait procédé au désarmement des batteries volantes qui étaient en dehors de l’enceinte. Il s’est produit là un incident remarquable : Tous les officiers d’artillerie ont refusé de remettre les pièces aux commissaires prussiens. Un adjudant a été, pour ainsi dire, forcé de faire cette triste corvée !

Jamais, nous a-t-il dit, je n’avais éprouvé une émotion pareille.

La plupart des pièces rendues étaient neuves et n’avaient pas lancé depuis deux mois qu’elles étaient au service, un seul projectile contre les Prussiens. Les dernières mitrailleuses livrées par l’industrie sont comprises dans le nombre.

Il existe encore des pièces séparées de leurs affûts et gisant sur le sol, qui n’ont pas été mises en lieu sûr par l’autorité militaire.

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Les électeurs pourront retirer leurs cartes, dans leurs mairies, aujourd’hui mardi 7 jusqu’à minuit, et nous les engageons à ne pas négliger cette formalité.

[D’autant plus, mais l’auteur ne le sait pas, que ce sont ces mêmes cartes qui seront utilisées pour l’élection de la Commune, en mars, comme le précisera le Journal officiel du 22 mars.]

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J’extrais les autres de la rubrique « Les on-dit du rempart ». Elles sont signées « Un artilleur ».

Les autorités prussiennes ne sont pas fâchées de nous laisser avoir faim le plus longtemps possible.

Le train des vivres envoyés aux Parisiens par les habitants de Londres a été retenu si longtemps à Saint-Denis sous divers prétextes, entre autres sous celui d’estampiller tous les colis, que le chef du train, impatienté, a lancé le convoi sans en demander la permission et a filé à toute vapeur.

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Dimanche encore, les Prussiens ont trouvé moyen de retarder de plus de quinze heures le ravitaillement de Paris par la ligne de Lyon. Un train composé de 70 wagons vides, sortant de Paris, a été arrêté à Maisons-Alfort. Le prétexte allégué était que « l’ordre de circuler n’était pas encore arrivé directement de Versailles », et que, d’ailleurs , le désarmement de Paris n’était pas encore terminé.

Pour arrêter au passage les trains signalés sur la ligne du Bourbonnais, les Prussiens avaient déplacé les rails. Ils n’ont même pas permis le ravitaillement de combustible pour le service de la gare.

Le service est fait par les soldats, le sabre au flanc, des pistolets à la ceinture. Tous les ordres se donnent par le sifflet. Les Prussiens ne se servent pas de nos sémaphores ni de nos disques.

Ils obligent tous les employés de la compagnie Paris-Lyon-Marseille, même les mécaniciens et les chauffeurs, à se coiffer d’une casquette galonnée et à porter un brassard rouge avec les lettres P. L. M. en blanc.

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Les premiers wagons de houille reçus à Paris ont été réservés exclusivement au chauffage des locomotives. Les nouvelles quantités de charbon qui vont arriver seront distribuées, pour une part aux industries les plus indispensables actuellement, et pour l’autre, aux usines à gaz.

Ces usines vont être prochainement en mesure de reprendre la fabrication du gaz d’éclairage; dès aujourd’hui les ouvriers remettent le matériel en état.

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De nombreux ouvriers sont occupés à démolir les barricades et les ouvrages fortifiés que la commission des barricades avait fait élever sur la plupart des grandes voies, aux abords des remparts.

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Les établissements de bouillon commencent à pouvoir nourrir leurs habitués excepté de pain.

Mais ils ne tarderont pas à en avoir, et même du pain blanc. Car on en a vu hier chez plusieurs boulangers.

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Ici, je ne peux m’empêcher d’intercaler trois « on-dit » du journal d’hier. Le même auteur écrivait:

Je vais dire une chose qui étonnera profondément nos lecteurs, mais pas plus qu’elle ne m’a étonné moi-même.

Il m’est arrivé hier une chose extraordinaire:

J’ai mangé du pain !

Oui, du vrai pain, fait avec de la farine, du pain où il n’y avait ni sable, ni paille, ni plâtre, ni dents de rats, du pain d’une aussi « entière blancheur » que la « robe légère » qui « embellit la beauté » dans les opéras-comiques de feu Scribe.

Et avec ce pain, j’ai mangé…

Mais non, je n’ose pas le dire, vous ne me croirez pas, et vous douterez désormais de tout ce que je vous raconterai.

N’importe, ma fatuité est telle que la discrétion m’est impossible.

J’ai mangé — de la sole!

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Comme je ne suis pas assez gourmand pour vouloir manger toutes les soles, je préviens les lecteurs du Rappel qu’on en vendait hier, et qu’on en vendra sans doute aujourd’hui, aux Halles, où l’on commence à se précipiter avec une certaine frénésie.

Hier, le train de ravitaillement arrivé la ville de Dieppe, les avait garnies de turbots, de merlans, de raies, et autres poissons de mer, qui se vendaient à des prix relativement modérés.

Il y avait également abondance de beurre, et aussi, — mais ça m’est bien égal, — de fromage.

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Plusieurs boulangers des environs des Halles délivraient hier du pain blanc à leur clientèle.

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Et je reviens au dernier « on-dit » d’aujourd’hui:

J’ai vu hier un animal fabuleux, — un mouton.

C’était sur le boulevard des Batignolles.

Il était dépouillé et un garçon d’étal le portait religieusement dans ses bras, comme un enfant bien-aimé.

À la vue de cet animal, dont l’existence antédiluvienne était révoquée en doute par la majorité de la population, promeneurs, gens affairés, indifférents, tous se sont arrêtés émus. Quelques affamés l’ont même accompagné solennellement jusqu’à la boucherie d’en face, où on n’a pas tardé à en faire des gigots et des côtelettes.

Savez-vous d’où venait ce mouton ?

Sur le boulevard susdit se trouve un magasin de deuil. En temps ordinaire, on y chiffonne des chapeaux de crêpe et des collerettes de dentelles. Hé bien, l’animal invraisemblable dont je viens de raconter le succès, avait été acheté, tout écorché, à l’Ange gardien.

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Non seulement on ne mange bientôt plus de « pain-Ferry », mais c’est « Ferry-Famine » lui-même qui nous l’annonce aujourd’hui: à partir d’après-demain, il ne sera plus rationné. L’affiche de couverture est au musée Carnavalet.

Cet article a été préparé en novembre 2020.