Je le sais bien, que Paris, en ces jours entre la capitulation et l’insurrection, est le chaudron où mijote la future Commune de Paris. Mais, comme nous le savons, les journaux qui pourraient rendre compte de ce bouillonnement sont interdits depuis le 22 janvier — dommage, parce que, pendant ce temps (notre temps), Le Combat est arrivé sur Gallica.

C’est donc encore à un journaliste réactionnaire, toujours Gustave de Molinari, que je dois donner la parole. Il nous décrit une réunion qui s’est tenue le 6 février, à la salle Molière (que l’on voit sur l’image de couverture, que j’ai déjà utilisée dans un article ancien). Je le cite, en vert.

À la réunion électorale de la salle Molière, rue Saint-Martin, on a donné lecture hier de la liste des candidats révolutionnaires et socialistes arrêtée par les délégués des comités des vingt arrondissements. Cette liste ne doit pas être confondue avec celle de l‘Internationale, qui paraît être décidément une « fausse liste », quoiqu’elle ait été acclamée à la Vielleuse et à la Marseillaise. La « vraie liste » de la salle Molière n’est pourtant pas définitive; il y a quatre candidatures en suspens, celles des citoyens Cluseret et Tibaldi, dont la nationalité française a été contestée sous le prétexte que le premier s’est fait naturaliser Américain, et que le second est Italien, et celles des citoyens Millière et Murat, contre lesquels on a élevé des accusations d’une haute gravité.

[Dans le compte rendu d’une autre réunion, tenue la veille dans la salle de la Redoute, on apprend que

le nom du citoyen, ou pour mieux dire, monsieur Murat, a signé, dans la nuit du 28 janvier, avec un autre adjoint […] l’ordre d’arrêter les « individus » qui sonnaient le tocsin à Saint-Laurent pour empêcher l’infâme gouvernement de l’Hôtel de Ville de livrer Paris aux Prussiens.

Il s’agit bien d’André Murat, adjoint au maire du dixième, voir notre article du 11 novembre dernier, et quelques mois auparavant condamné au procès de l’Internationale. La réunion de la Redoute l’a déclaré indigne de représenter le peuple… Quant à Millière, on l’accusait d’avoir empoché les fonds de la souscription de La Marseillaise pour les familles des condamnés du Creusot lorsque le journal avait été interdit en mai 1870.]

On passe ensuite à l’audition des candidats. Le citoyen Quesnay de Beaurepaire fait sa profession de foi; il proteste contre la capitulation de Paris, il s’incline devant la République, il déclare qu’il se fera couper le poignet plutôt que de signer une paix honteuse, il parle avec chaleur de l’avenir de la France, dont il ne désespère pas, mais rien n’y fait, — un auditeur lui demande s’il ne serait pas par hasard le même Quesnay de Beaurepaire qui était procureur impérial à Mamers. — Le candidat répond qu’il ne l’a jamais caché; il lui semble, au surplus, que la République ne saurait être moins tolérante que l’autocratie catholique, qui admet les conversions. (Murmures. Nous ne sommes pas des jésuites!) L’orateur réplique qu’il estime la bravoure du commandant Beaurepaire, mais qu’après le salutaire décret de Gambetta surtout [déclarant inéligibles ceux qui ont accepté des fonctions sous l’empire, voir notre article d’après-demain 8 février], — décret qui mérite d’autant plus l’approbation entière de la démocratie qu’il a été cassé par le soi-disant gouvernement de Paris, sa candidature ne saurait être admise. Les démocrates, ajoute-t-il, ne peuvent donner leur suffrage à un membre de la magistrature avilie de l’infâme Bonaparte. (Mouvement général d’approbation. La candidature du citoyen Quesnay de Beaurepaire est repoussée à la presque unanimité.)

Le citoyen Mathorel, un des trois ou quatre orateurs de talent que possède le parti révolutionnaire, était candidat, il ne l’est plus, car son nom ne figure pas sur la liste des comités réunis. (Murmures dans l’auditoire. Réflexions de divers auditeurs. C’est toujours comme ça! Ce sont des coteries d’envieux et d’imbéciles qui font les listes. Ils se f… du peuple!) Le citoyen Mathorel ne se plaint pas toutefois de son exclusion; elle prouve qu’il y a, dans Paris, quarante-trois candidats plus dignes que lui de représenter le peuple. (Exclamations dubitatives.) Il ne fera donc point de profession de foi; il se bornera à examiner les conditions du mandat. À son avis, l’Assemblée devra conclure la paix (quelques protestations sans écho); il y a, dit-il, des gens qui prétendent qu’on doit faire de la résistance à outrance, sans s’inquiéter du sort de Paris. L’orateur ne doute pas de l’héroïsme de Paris. Il est convaincu que les Parisiens sont prêts à s’ensevelir sous les ruines de leur cité, si la destruction de Paris devait sauver la France. Mais il suffit d’un peu de bon sens pour se convaincre que cet héroïsme serait insensé, que Paris est hors d’état de résister, avec les Prussiens dans les forts, et qu’une nouvelle lutte dans les conditions actuelles ne serait autre chose qu’un suicide (il a raison! approbation marquée, quoique timide); or, supposons Paris détruit, la France ne serait-elle pas décapitée? (Nouveau et plus vif mouvement d’approbation.) Il faut donc faire la paix. Il faut la faire dans l’intérêt de la France et de la République elle-même. (Bravos.) Maintenant, on nous dit qu’il y aura plusieurs sortes de conditions ; qu’on demandera par exemple 10 milliards à la République, tandis qu’on réduirait la note à 7 milliards si nous acceptions la monarchie des d’Orléans et même à 5, si nous revenions à l’homme de Wilhelmshœhe [Wilhelmshöhe, château de la Hesse, en Allemagne, où Napoléon III est prisonnier]. (Il n’en faut pas!) On a dit, ajoute l’orateur, que la France est assez riche pour payer sa gloire ; à plus forte raison, elle est assez riche pour payer sa souveraineté. (Vifs applaudissements.) Les Allemands n’ont pas à s’occuper de nos affaires intérieures. Cela ne les regarde pas. Nous paierons leur note, mais nous ne leur permettrons pas de toucher à notre souveraineté. (Nouvelles acclamations. Quelques auditeurs se plaignent énergiquement de ce qu’on ait rayé de la liste le nom de l’orateur. Le président annonce qu’il transmettra au comité central les réclamations de la réunion.)

Un autre orateur approuve complètement la proclamation et les décrets de Gambetta [évoqués ci-dessus]. Supposons, dit-il, que les républicains eussent donné à leurs candidats le mandat impératif de poignarder Napoléon III, le gouvernement impérial n’aurait-il pas interdit ces candidatures? Eh bien, n’est-il pas avéré que les candidats bonapartistes veulent poignarder la République? (Sensation.) Gambetta n’a-t-il pas, en les interdisant, usé simplement du droit de légitime défense? — En ce moment, on distribue dans la salle un Manifeste et une liste d’un « comité radical républicain ». Le président met le public en garde contre cette « fausse liste »; mais à quel signe la vraie liste se reconnaît-elle donc d’entre les fausses? Comment distinguer la bonne marque d’avec les contrefaçons, et même le vrai peuple d’avec le faux peuple? Ah! c’est cruellement embarrassant, et, suivant l’observation naïve d’un auditeur perplexe, tout ça, c’est bien du gâchis! 

Livre utilisé

Molinari (Gustave de)Les Clubs rouges pendant le siège de Paris, Garnier (1871).

Cet article a été rédigé en novembre 2020.