Deux articles du Cri du Peuple daté du 28 février, pour aujourd’hui. L’occupation de Paris par l’armée prussienne se prépare — et l’image que j’ai utilisée en couverture, une photographie du 1er mars, l’anticipe.

Les canons de la garde nationale commencent à être éloignés de la zone que les Prussiens occuperont — les fameux canons de Montmartre et du 18 mars viennent de ce moment, mais nous n’en sommes pas là. Il s’agit surtout, pour le moment, de faire en sorte que les bataillons de Paris ne se lancent pas dans une résistance dérisoire.

Le prochain numéro du Cri du peuple, daté du 1er mars (et notre prochain article), contiendra des informations sur la réunion des comités à la Corderie. En attendant, Jules Vallès résume la consigne, Socialiste, ne tire pas!

AU PEUPLE

Un bataillon de la garde nationale s’est présenté dans la journée au parc d’artillerie de la place Wagram.
On a forcé la consigne, pris les pièces et on s’y est attelé.
Elles ont roulé vers les faubourgs, du côté de la Bastille, où un marin venait d’arborer le drapeau rouge!
Bravo, les traîneurs de canons!
Mais on en a pris quinze, et il y en a cinq mille qui visent Paris du haut des forts.
Un mot encore :
On dit que les Prussiens viendront 20,000, — rien que 20,000!
C’est donc seulement dans un morceau de l’armée allemande que mordrait tout l’effort du peuple révolté;
Ils resteraient 400,000 pour le venger.

Le peuple sait ce qu’il fait, et l’on voudrait en vain le retenir ou l’entrainer, — on le suivrait quand même! — mais ceux qui l’aiment ont le droit de lui dire ce qu’ils pensent :
Doit-il sacrifier le passé et l’avenir de la Révolution à une minute de désespoir?
En conscience nous ne le croyons pas.

26 février, onze heures du soir;

Les rédacteurs présents:

JULES VALLÈS. — H. BELLENGER. — E. VERMERSCH. — ALF. BREUILLÉ. — J. ROUSSEL.

L’ENTRÉE DES PRUSSIENS

On dit que, ce soir,il y aura fête, fête aux flambeaux, dans le camp allemand.
On a étrillé les chevaux, verni leurs sabots, ils se sont relevés lavés et frais, ils ont henni dans l’air de France!

Les cavaliers, ont effacé la boue sur le pan de leurs manteaux et remis des étoiles à leurs éperons.
Les guidons flottent au bout des carabines, et les grands drapeaux sont sortis nus de leur chemise de cuir.
Les fantassins se groupent, les compagnies se massent, les bataillons s’épaississent.
Tout d’un coup les clairons sonnent et les tambours battent aux champs.
— Guillaume arrive, entre de Moltke en houppelande, usée, et Bismarck en uniforme de cuirassier blanc.
En avant!
Ils montrent du doigt Paris, Paris muet et noir, sans voix, sans feux, la bouche cousue et les yeux éteints.
En avant!
Les officiers donnent le signal!

Passera-t-il, à ce moment, un nuage sous les étoiles?

…………….

Feront-ils seulement le tour du cadavre! de ce Paris sans haies, de ce Paris rasé comme un roi déchu: marchant à travers les plaines dépeuplées, les villages morts, roussissant leurs culottes aux poutres des maisons brûlées, écorchant  leurs souliers aux moignons de nos arbres?

Ou bien sera-ce une entrée triomphale? Marchera-t-on sur le cœur du vaincu?

On les verrait attacher leurs chevaux à des anneaux scellés dans l’Arc de triomphe! La statue de Rude, qui frémit et chante, un tireur courtisan tirerait dessus, enverrait une balle dans la bouche ouverte et trouerait le gosier de pierre!

Ils rouleraient à travers les rues ! — Ô ma patrie!

Et que fera Paris dans douze heures, demain. — C’est demain! Si cette avalanche allemande vient insulter à la défaite, promener dans ses chariots nos armes livrées, traîner nos canons en laisse derrière les siens démuselés, si les uhlans osent harceler notre agonie avec le fer de leurs lances!

Que fera-t-il?

On dit que des gens de courage ont décidé qu’ils se porteraient vers le triomphateur à travers les rues, et qu’ils l’arrêteraient en chemin.
Honneur à qui songe à mourir en ces jours d’épouvantable honte!

Mais on n’a jamais vu un matelot arrêter la marée, et le suicide n’est pas la ressource de forts. Qui n’a que sa vie à garder peut la rejeter d’un geste dans le néant; mais qui a, comme, on dit, charge d’âmes, déserte s’il se tue, et est-ce donc lorsque la Révolution agonise que les révolutionnaires vont se réfugier dans la mort? Les héros ne sont pas ceux qui disparaissent, mais ceux qui restent. — Mets-toi en face du courage patient et pénible des convaincus, audace égoïste des suicidés!

Ah! si le combat était .possible, deux heures seulement! S’il y avait chance de vaincre en se faisant tuer quelques milliers. — Mais on ne serait pas cinq mille! — j’ai compté les tireurs, les jours de danger! — s’il y en avait cinq mille, ils succomberaient — assassinés entre deux feux; frappés à la poitrine sur l’ordre de Bismarck, dans le dos sur le signe d’un traître.

Ne tire pas demain, Républicain !

On tuerait, après toi, ton fils, on violerait ta fille, et sur ton cadavre, on violerait et l’on tuerait aussi la Révolution! Ils se mettraient à deux, je te le dis, et s’associeraient pour cette besogne!

Ne tire pas!

Ne tire pas, parce que, peut-être on voudrait que tu tires! Et cache même tes cartouches! Ferme ta maison, clos les fenêtres, bouche tes oreilles, lave tes yeux! Et ne quitte tes enfants et ta femme que quand les musiciens seront las; les chevaux éreintés, les lauriers crottés!

Ne tire pas!

Par dessus le casque de Bismarck, la casquette de de Moltke, le plumet de Guillaume, je vois le peuple allemand, bientôt las de sa gloire, rongé par le triomphe, et j’entends le cœur des pauvres de Berlin battre à l’unisson du nôtre, à travers les frontières nouvelles définies à coups de sabre !

Ne tire pas, socialiste! — Un fusil qu’on passe par une fenêtre envoie une balle dans une épaule : le rayon d’une idée brûle un monde et en éclaire un autre.
Ils n’auront plus de suif pour faire des lampions là-bas, que déjà le socialisme aura ici rallumé la forge!

Reste pour tirer le soufflet, plébéien!

Et ne te fais pas tuer, lâche héroïque, quand il y a encore de la peine à avoir, du bien à faire; quand, à côté de la patrie en deuil, il y a la Révolution en marche!

JULES VALLÈS

*

J’ai copié l’image de couverture, les Prussiens place de la Concorde, dans le livre de Dayot.

Dayot (Armand), L’Invasion, Le siège, la Commune. 1870-1871. D’après des peintures, gravures, photographies, sculptures, médailles autographes, objets du temps, Flammarion (s.d.).

Cet article a été préparé en juillet 2020.