L’insurrection des 24, 25 et 26 février 1848, a mis fin au règne de Louis-Philippe et amené la (deuxième) République. Les restes des victimes de ces journées ont rejoint ceux des morts des Trois Glorieuses (juillet 1830) sous la colonne de la Bastille. Depuis, les Républicains parisiens fêtent la République place de la Bastille.

Victorine Brocher nous raconte février 1871.

Le 11 février, Paris commençait à avoir à manger, mais il n’y avait ni travail ni argent ; les un franc cinquante de chaque garde national n’allaient pas loin, plus 75 centimes pour sa compagne, s’ils avaient eu la veine d’être légalement mariés (en un mot s’ils étaient des gens moraux). Pour les enfants, quelle idée! Pour toute la famille, ils avaient deux francs vingt-cinq, quel que fût le nombre des membres. Mais les autres pauvres diablesses qui avaient donné librement, honnêtement, leur cœur et leur affection, elles n’avaient aucun droit, ni pour elles ni pour leurs enfants; donc un franc cinquante pour toute la nichée. Les petits bâtards avaient les miettes du festin. Pauvres enfants, ils n’avaient pas demandé à naître. Et nous étions en République!

Ô Patrie! qu’as-tu fait de tes enfants! Telle était l’humanité de ceux qui t’ont conduite à l’abîme!

Le ravitaillement était un nouveau supplice pour ces pauvres déshérités; ils ne pouvaient, devant ces étalages de légumes et d’autres provisions, que risquer un regard d’envie; ils avaient eu si faim!

Le 26 février, les comités républicains et quelques membres de l’Internationale des travailleurs avaient fait un appel à tous les régiments de la Garde nationale de tous les quartiers.

Tous ceux qui voulaient sauver la République devaient se réunir place de la Bastille, autour de la colonne de Juillet, ayant pour insigne un ruban rouge à la boutonnière, pour se compter, se reconnaître et se lever en masse pour courir sus à l’ennemi; par ce procédé, en 1793, le peuple avait sauvé la France de l’invasion étrangère.

Nous ne désirions pas la guerre, mais, lorsqu’on est attaqué, il faut se défendre.

Ce jour-là, il m’arriva une histoire assez désagréable.

Notre bataillon avait reçu un appel pour aller au rendez-vous. Le faubourg Saint-Germain, surtout le VIIe arrondissement, n’était pas très content, il ne voulait pas se commettre avec toute la populace des faubourgs.

Le matin de ce même jour, nous reçûmes l’ordre de nous réunir à la Cour des comptes; j’y suis allée avec ma compagnie. Cependant, les chefs laissèrent chacun libre d’agir selon son gré.

Notre capitaine, M. du Q., s’était muni de petits rubans rouges et de petits rubans bleus, il en fit la distribution; lorsque ce fut mon tour, il voulut mettre à ma boutonnière un ruban bleu que je refusai; il parut très étonné, il me demanda pourquoi je ne voulais pas porter ce ruban; je lui répondis qu’étant républicaine, si je voulais faire un choix, je prendrais le ruban rouge, mais que je considérais les insignes de nulle importance, que ce n’était pas la preuve de convictions. Mon capitaine était surpris de mes réflexions, il était même très fâché: « Mon capitaine, lui ai-je dit, si vous insistez, je quitterai la compagnie ».

Il me répondit que je n’avais pas le droit de le faire, qu’on pouvait me forcer. J’ai quitté ma compagnie, et je n’y suis jamais retournée. Ainsi finirent mes relations avec la 7e compagnie du 17e. On ne s’est plus occupé de moi, pour le moment du moins, et moi je ne me suis plus inquiétée d’eux. [Ce bataillon était, comme le 106e, réputé « bataillon de sacristains » — voir notre article du 31 octobre.]

Je suis allée seule à la manifestation de la Bastille, il y avait une foule immense, très excitée, on ne voulait plus entendre parler des hommes inconscients ou criminels du 4-Septembre; tous étaient convaincus qu’avec un peu d’efforts et de bonne volonté on pourrait encore sauver la France en proclamant la Commune. Moi aussi je croyais à ce rêve! (Il était trop tard.)

Cette manifestation était imposante et grandiose; au sommet de la colonne, on avait hissé dans la main du génie de la liberté un drapeau rouge; tout autour de la colonne, en spirale, on avait fait un mélange de drapeaux tricolores, munis de nœuds de crêpe noir entremêlés d’immenses couronnes d’immortelles, apportées aux victimes de la tyrannie.

Hélas! nous étions condamnés à l’impuissance, le lendemain ressemblait à la veille.

Et voici ce que dit l’enthousiaste Florent Rastel de cette manifestation à la Bastille:

La place de la Bastille est un océan humain dans lequel se fondent sans cesse de nouveaux bataillons. Ils arrivent en rangs. Ils arrivent en rangs, au pas, sans armes, derrière leurs musiques, sous leurs drapeaux cravatés de crêpe. Leurs capitaines arborent l’écharpe rouge et montent sur le piédestal fleuri pour lancer de brèves harangues:

— … Les exploitants des monopoles croient toujours le peuple en servage, s’écrie le chef du 238e bataillon. Ils semblent oublier que celui-ci a parfois des réveils violents!

L’océan répond d’un cri: « Vive la République! » Les journaux passent de mains en mains, ils annoncent pour demain l’entrée des Prussiens dans la ville. Entre deux laïus et quatre vivats, on perçoit des tambours qui battent le rappel dans le voisinage et des clochers lointains qui sonnent inlassablement le tocsin. Les monceaux de fleurs s’élèvent d’heure en heure. Des bannières et des drapeaux s’enroulent autour de la colonne révolutionnaire sur laquelle des citoyennes vêtues de noir suspendent une bannière tricolore: « Aux martyrs, les femmes républicaines! »

Un grand vieillard tout en os montre le drapeau du Génie à un jeune homme pâle: « C’est la première fois qu’il flotte ici depuis 48. Regarde-le bien, mon petit Caton. Comme il est beau! Comme il est rouge. C’est le sang de mille rebelles! » Le vieux tremble. Le jeune se met à trembler aussi.

Bref, et en effet j’abrège, la foule et l’enthousiasme populaire. Et un drame. C’est toujours Florent qui parle:

C’est alors que retentit l’épouvantable grondement: « Un espion! un espion! arrêtez-le! »

L’individu avait été repéré alors qu’il notait le numéro des unités défilant devant la colonne de Juillet: « Assommez-le! Noyez-le! » J’étais pris dans les tourbillons furieux de la foule. Un hurlement s’éleva tout contre mon oreille: « Tuez-le! mais tuez-le! Qu’est-ce que vous attendez? »

Comme dit sobrement Lissagaray:

Un agent de police, surpris par des soldats à prendre les numéros de leurs régiments, fut saisi et jeté dans le canal qui l’emporta à la Seine où des furieux le suivirent. Vingt-cinq bataillons défilèrent, cette journée, grosse d’angoisse. Les journaux annonçaient pour le lendemain l’entrée allemande par les Champs-Élysées.

Eh oui… enthousiasme et angoisse… 

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Et aujourd’hui (jour où j’ajoute cette note, le 25 février 2021), je peux vous dire que l’agent de police s’appelait Bernardin Vincensini, qu’il était né en Corse, avait 46 ans, et que son corps a été repêché dans la Seine (au niveau du septième arrondissement) et apporté à la morgue le… 9 juin 1871 dans le registre de laquelle il est nommé « Vincencini ». Pour une raison ou pour une autre, son acte de décès n’a été établi que le 15 septembre 1871. Merci à Maxime Jourdan qui a photographié le registre de la morgue aux archives de la préfecture de police. 

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J’ai déjà utilisé l’image de couverture dans un article ancien. Elle vient toujours du Monde illustré du 4 mars 1871.

Livre utilisé

Brocher (Victorine), Souvenirs d’une morte vivante Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia (2017).

Chabrol (Jean-Pierre)Le Canon fraternité, Paris, Gallimard (1970).

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).

Cet article a été préparé en juin 2020.