Déclaration

De nombreuses délégations se sont présentées à la Corderie, depuis qu’il est question de l’entrée des Prussiens, et ont déclaré qu’elles pensaient trouver là une organisation militaire toute prête pour marcher contre l’envahisseur, lorsqu’il mettrait le pied dans Paris.
Les membres présents ayant prié les délégués d’indiquer quels groupes ils représentaient, il a été cité des noms de citoyens qui n’ont reçu aucun mandat des comités suivants constituant la réunion de la Corderie:

Association internationale des travailleurs
Chambre fédérale des sociétés ouvrières
Délégation communale des sociétés ouvrières

Dans ces circonstances, les trois groupes de la Corderie informent les travailleurs de Paris qu’ils n’ont donné mandat à personne au sujet d’une action contre les Prussiens.
Les membres présents croient de leur devoir de déclarer que, dans leur pensée, toute attaque servirait à désigner le peuple aux coups des ennemis de la Révolution, monarchistes allemands ou français, qui noieraient les revendications sociales dans un fleuve de sang.
Nous nous souvenons des lugubres journées de juin.
Ch. Beslay, Henri Goullé, C. Rochat, de l’Internationale.
Avrial, Pindy, Rouveyrol, de la Chambre fédérale des Sociétés ouvrières.
Ant. Arnaud, Léo Melliet, Jules Vallès, de la délégation communale des vingt arrondissements [il y a une erreur dans les noms des comités ci-dessus].

Et voilà l’énorme manchette du Cri du Peuple, aujourd’hui 28 février (daté du 1er mars), qui confirme le « Ne tire pas » d’hier. Et voici la suite.

Séances des comités réunis place de la Corderie, n°6.

EXTRAIT DU PROCÈS-VERBAL DU 27 FÉVRIER 1871

Présidence du citoyen Jules Vallès

Le président communique à l’assemblée les renseignements arrivés à la permanence.

………………

Dans la soirée d’hier, dimanche, des délégués de divers bataillons se sont présentés à la permanence, porteurs d’ordres. signés de citoyens se disant membres de l’Internationale, demandant des instructions précises et des munitions.
L’Internationale n’ayant donné aucun ordre et n’ayant à distribuer aucune munition, l’assemblée s’émeut profondément de cette déclaration et abandonne son ordre du jour pour éclaircir cette grave question.

Le citoyen AVRIAL annonce qu’il existe à la mairie du Temple [c’est-à-dire du troisième arrondissement] un comité, dit Comité central, de la garde nationale. Il y a eu, à son avis, une confusion. Les porteurs d’ordres, trompés par la qualité que s’arrogeaient les signataires, se seront rendus au siège de l’Internationale, croyant s’adresser au Comité.

VIARD. — Le Comité central de la garde nationale a été fondé primitivement par M. Vrignault, du journal la Liberté. Ce fait seul doit être une raison pour tout républicain de ne pas répondre aux convocations du Comité [Dans moins d’une semaine, Pompée Viard sera membre du Comité central (voir notre article du 4 mars) — il semble aujourd’hui bien mal renseigné!].

PINDY croit savoir que le comité a quitté la mairie du Temple, et on ignore s’il continue de fonctionner [Même remarque pour Pindy!].

LÉO MELLIET. — Les événements qui s’accomplissent depuis 24 heures me semblent mériter l’attention de l’assemblée. D’où part l’initiative du mouvement, je n’en sais rien. L’intérêt des travailleurs les oblige-t-il à la résistance? — Non. À mon avis, la lutte engagée dans de pareilles circonstances serait la mort de la République et la ruine de l’avenir social. On m’annonce que cette nuit les citoyens Piazza et Brunel ont été arrachés de Sainte Pélagie; qui a songé à délivrer les prisonniers du 22 janvier? Et ceux-là n’avaient-ils pas aussi joué leur vie pour empêcher la capitulation? Cet oubli me confirme dans l’idée que l’initiative du mouvement ne part pas des groupes socialistes et qu’il ne faut pas s’y associer. Je demande la nomination d’une commission chargée de rédiger un manifeste à tous les travailleurs pour les engager à renoncer à une lutte qui ne peut qu’être fatale à la République.

MONESTÈS. — Il faut s’abstenir pour deux motifs : 1° À quoi servirait la mort de trente mille ennemis? — 2° La résistance ne peut profiter qu’à la réaction. Le parti socialiste doit réserver ses forces pour une meilleure occasion.

AVRIAL. — Il y a eu hier deux mouvements très distincts: l’un appelait aux armes pour aller à la rencontre des Prussiens; l’autre pour protester contre l’envahissement par la troupe de la place de la Bastille [voir notre article du 26 février à propos des manifestations à la Bastille].
L’Internationale doit dégager sa responsabilité de toute excitation sans avantage pour la République et dont pourrait tirer parti la réaction.

……………..

CH. BESLAY adopte les conclusions des orateurs. — La réaction veut nous écraser par les Prussiens; il ne faut pas être sa dupe. Il faut aller vite; on n’a pas le temps de rédiger et de publier un manifeste.
Il propose, qu’on nomme une commission chargée de résumer le procès-verbal de la séance, et qui ajoutera, si elle je croit utile, une déclaration [celle lue ci-dessus].
Cette proposition est adoptée.
Sont nommés à l’unanimité : Ch. Beslay, Henri Goullé, C. Rochat, Pindy, AvriaI, Rouveyrol, Jules Vallès, Léo Melliet, Antoine Arnaud.
La séance est levée.

Le secrétaire:

CASIMIR BOUIS.

Dans le journal, suivent des notes

  • dudit Casimir Bouis et d’Henri Verlet, qui n’avaient pas signé la note « Au Peuple » d’hier et s’y associent.
  • De Lucipia, qui approuve.
  • De Jean-Baptiste Clément, qui signe lui aussi, avec la rédaction. 

Ainsi que l’information que le Comité siège en permanence, ce qui a retenu son président Jules Vallès d’écrire son article et une protestation du Cercle des études sociales (une section de l’Internationale)

contre l’usurpation qu’on a faite de leurs noms pour engager les travailleurs à se ruer sur l’armée prussienne quand elle entrerait à Paris.

Et un petit article d’Henri Verlet, qui confirme la difficulté à comprendre ce qui se passe au comité central de la garde nationale.

Le comité central de la garde nationale

Hier, à deux heures de l’après-midi, un grand nombre de délégués de la garde nationale se réunissaient à la mairie du troisième arrondissement. La discussion s’est immédiatement engagée sur cette question: s’opposera-t-on, oui ou non, par la force à l’entrée des Prussiens à Paris?
Les orateurs favorables à la résistance violente étaient manifestement en minorité. L’assemblée paraissait plutôt de l’avis du citoyen Minet, membre de l’Internationale. Il ne s’agit plus, dit-il, de sauvegarder notre honneur, il n’est plus en cause. La capitulation a été faite sans nous et contre nous, nous n’avons pas à nous en occuper. Mais notre devoir est de sauver la Révolution, que la réaction veut jeter dans un guêpier.
Laissons les Prussiens occuper les quartiers aristocratiques; mais que la garde nationale fasse autour d’eux un cordon sanitaire et leur interdise l’accès de leurs quartiers respectifs.
Le citoyen Verlet, délégué de la Corderie, annonce que cette assemblée repousse tout projet de résistance qui livrerait la République pieds et poings liés aux orléanistes. Cette déclaration est très favorablerrent accueillie.
Néanmoins, une demi-heure après, la plupart des délégués de la garde nationale étant partis, le président enlève un vote contraire et on se sépare en criant : « Résistance à tout prix! »
Un assistant ajoute même: « Résistons, quand même la République devrait sombrer. »
À ce moment s’élèvent de nombreuses, protestations et l’orateur est rappelé à l’ordre par l’assemblée; le président se refusait au vœu généralement exprimé.
On crie alors :

Des ordres, qui nous en donnera?

Le bureau paraît très embarrassé, balbutie, et la salle de la mairie est évacuée au milieu d’un tumulte indescriptible.

HENRI VERLET

Brunel, qui a en effet été libéré, comme on l’a lu dans le procès verbal ci-dessus, intervient lui aussi:

Que les troupes allemandes ne voient aucun des nôtres sur leur parcours.
Pas de provocations, par de rassemblements inutiles.

Le journal cite (et commente ensuite) quatre affiches du gouvernement, qui appellent au calme. Dont celle que j’ai utilisée en couverture (et qui vient du musée Carnavalet) et que Le Cri du Peuple commente ainsi:

Comme on le voit, M. Vinoy a non seulement hérité du commandement de M. Thomas, mais aussi de son style.
C’est bien la même phrase agressive, insolente, calomniatrice.
Et n’oubliez pas que si, dans ce factum, le décembriseur [soutien du coup d’état de Bonaparte le 2 décembre 1851] Vinoy termine par un appel à la garde nationale, c’est qu’il ne peut plus s’adresser qu’à elle… ou aux Prussiens.
Nous savons en effet, de source certaine, que les soldats de l’armée régulière auraient nettement refusé de tirer sur le peuple.

Cet article a été préparé en juillet 2020.