Je reviens brièvement à l’occupation prussienne du 1er mars. George Guillaume raconte dans son livre ce qu’il a vu sur les Champs-Élysées ce jour-là (dans cet article, les citations sont en vert).

A six heures et demie, l’armée allemande d’occupation était tout entière dans Paris, et je repris le chemin de la maison. Je pus voir, sur tout le parcours des Champs-Elysées, les canons rangés en bon ordre, et les uhlans et les hussards attacher leurs chevaux aux arbres de l’avenue. Les bataillons bivouaquaient, et les soldats fumaient tous dans leurs immenses pipes. Devant le Palais de l’Industrie [palais de l’exposition universelle de 1855, plus ou moins à l’emplacement de notre Grand Palais], une musique jouait des airs nationaux allemands.

En traversant la place de la Concorde, je vis un triste spectacle. Une centaine d’individus, les uns en blouse, d’autres fort bien habillés, entouraient en hurlant une malheureuse femme, coupable, paraît- t-il, d’avoir parlé à un Prussien. Les injures, les coups ne lui étaient pas épargnés. Cette femme était à demi nue, et les cris féroces de: À la Seine! me rappelèrent les bons temps du siège. Les Prussiens, impassibles, considéraient ce spectacle horrible, et il fallut l’intervention des gendarmes français, postés sur le pont de la Concorde, pour délivrer cette malheureuse, et empêcher les furieux qui la maltraitaient d’exécuter leurs menaces. Des scènes identiques avaient lieu un peu plus loin, et d’honnêtes femmes subirent, paraît-il, d’indignes violences.

Qu’est-ce à dire?

Eh! Mais c’est que la presse confirme. Voici Le Constitutionnel daté du 1er mars:

Quelques scènes regrettables ont eu lieu, occasionnées par des femmes d’un monde interlope.

L’une d’elles, fort bien mise et accompagnée d’un jeune homme, venait de saluer le prince de Saxe-Cobourg, qu’elle connaissait particulièrement, disait-elle; la foule la désigna aussitôt à l’indignation publique, et, huée, bousculée, elle ne put se sauver qu’en se réfugiant dans la boutique d’un brassier, place Beauvau; d’où elle sortit protégée par des citoyens et un capitaine de la ligne, pour aller prouver son identité au poste du ministère de l’intérieur.

Plusieurs autres femmes ont même été insultées, fustigées, traitées, en un mot, comme le fut autrefois Théroigne de Méricourt sur la terrasse des Tuileries.

C’était un spectacle écœurant, immonde, que celui de ces malheureuses femmes, à moitié nues, les vêtements lacérés, en lambeaux, les cheveux en désordre, tiraillées en tous sens, injuriées, en butte aux opprobres et aux crachats, le visage couvert d’une pâleur mortelle, la terreur et l’égarement dans les yeux, poursuivies par une foule hurlante et féroce.

Si l’on songe que vingt personnes au moins ont subi cet affreux traitement, que parmi elles un grand nombre étaient certainement d’honnêtes femmes, victimes d’une erreur ou de la brutalité populaire, quand on considère que le souvenir de ces insultes et de ces violences ne s’effacera jamais de la pensée de celles qui les ont subies, qu’il sera une cause constante de larmes, de deuil ou de folie, on comprendra l’indignation qui nous à saisis lorsque nous avons vu sur la place de la Concorde la foule s’efforcer d’entraîner vers la Seine une malheureuse femme aux allures fort dignes, on comprendra que nous nous sommes précipités avec trois amis, au milieu de la multitude pour lui arracher sa victime. Si nos efforts ont été infructueux, peut-être au moins avons-nous empêché qu’un crime horrible ne fût commis.

La même information est reprise par toute la presse, plus ou moins dans les mêmes termes. J’ai choisi Le Constitutionnel à cause de sa première phrase. Relisez-la donc! Ce sont les femmes elles-mêmes qui ont occasionné ces scènes regrettables.

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L’image de couverture est un dessin de Paul Hadol, qui illustre la table des matières du livre Les femmes de France. Elle est sur Gallica, là.

Livre cité

Guillaume (George)Souvenirs d’un garde national pendant le siège de Paris et pendant la Commune, Librairie générale de Jules Sandoz, Neuchâtel (1871).

Trailles (Paul et Henry)Les femmes de France pendant la guerre et les deux sièges de Paris, Polo (1872).

Cet article a été préparé en septembre 2020.