Napoléon premier
S’abîme dans le fumier

La rime est riche, n’est-ce pas? Et voici la dernière fête de la Commune. L’idée d’abattre la colonne Vendôme, colossal symbole de la gloire militaire, datait du 4 septembre. Le décret a été pris le 12 avril.

Un décret bougrement patriotique!

selon Le Père Duchêne. La fête est sur invitation, n’empêche que la foule est là. Elle commence à deux heures. Il fait beau, il y a de la musique. On chante.

Je donne la parole à quelques acteurs et spectateurs.

Place Vendôme. My name is Smith. John Peter Smith. Oui, yes, please. Just call me Jack. Je suis, I am American, je ne parle pas le français bien. Is it true est-il vrai que vous allez destroyer the Vendôme colonne? Yes? Well, je veux, please, to be, être le dernier à monter en haut. Yes, the last, le dernier. I can pay. Je suis américain, Yankeee, et j’arrive de Bridgeport. Vous ne connaissez pas? Bridgeport, Connecticut. J’ai des dollars, beaucoup. Combien? Je monte, je say hello to the people, les personnes, sur la place, je les salue. Et je vous donne thousand, mille dollars. Cash! Pas le temps? What do you mean? Je paie quand est tombée la Vendôme colonne. What do you do? The tricolore drapeau, il monte et me no? Il monte pour être destroyed? Symbolique? Two thousand? Ils sont là, je vous montre, dans mon portefeuille. How much do you want? Deux mille, ce n’est pas assez? Cinq mille? J’en ai encore dans ma hôtel chambre. Je vais chercher? Dix mille? [ma]

Les interventions signalées (ou signées) [ma] sont inédites et ont été rédigées par moi (M. A.). … Mais il y a vraiment eu un Américain qui voulait être le dernier à monter au sommet de la colonne. Et un garde national qui a installé un drapeau tricolore au sommet, pour qu’il tombe en même temps que la colonne. Un symbole, en effet. Mais aussi…

Nouvel-Opéra. Vous me voyez? Levez la tête! Regardez, oui, sur le toit de l’Opéra, la lyre d’Apollon. Vous voyez le drapeau rouge? C’est moi! Enfin, c’est moi qui l’ai monté là. Je suis marin. Dans la flotte de la Seine. Mais oui, nous avons des canonnières, pour défendre la Commune. Pour les cordages, de toute façon, il n’y a que les marins. Prenez la rue de la Paix et allez voir, place Internationale. Oui, c’est comme ça qu’elle s’appelle, maintenant, la place Vendôme. Regardez les cabestans qui tirent sur la colonne. Ce sont des marins qui les actionnent. Ah, vous ne pouvez pas y aller, vous n’avez pas d’invitation pour la fête? Je n’en ai pas non plus. Mais je vois tout, je vais vous raconter. Ils commencent à tirer. C’en est bientôt fini, de ce monument de malheur! Allez! Allez! Hardi les gars! Oh! Aïe aïe aïe! Un cabestan cassé! Ne vous inquiétez pas, ils vont en mettre un autre. On en viendra à bout, du jeanfoutre Bonaparte. J’espère juste que le camarade n’est pas blessé! [ma]

Car en effet un cabestan a cassé. Un des marins (ce sont des marins qui manipulent les cabestans) a été blessé. On réinstalle des machines.

Place Vendôme. Je suis Napoléon Bonaparte. J’ai été, entre autres choses, empereur des Français. On m’a honoré, et vilipendé, et statufié, et détruit, et restatufié. Et me voilà à me cailler les miches, cinquante ans après ma mort, sur cette mocheté de colonne. Déshabillé. Il y a eu un moment où j’étais mis à peu près normalement. C’est mon prétendu neveu qui m’a fait affubler de cette jupette ridicule. Le lieu n’est pas trop mal, on y voit des choses comiques, comme cette bande d’excités à l’air conquérant, avec leurs rubans bleus, qui ont décampé au premier coup tiré en l’air l’autre jour! À propos, il y en a du monde aujourd’hui! Ils ont l’air de bien s’amuser. Ils m’ont même monté un drapeau français. Oui, le pire ici, ce n’est pas le courant d’air dans les parties, c’est l’ennui! Ce que j’aimerais descendre, aller me promener, boire du coco, marcher dans le fumier… Eh, attention! ça branle! Eh! doucement, les gars! qu’est ce que vous faites? Eh! Je vais tomber! [ma]

Et il tombe. Dans la joie et sous les cris « Vive la République! Vive la Commune! ». La même chanson comporte l’élégant refrain

Et voilà comment en tirant
On abat tous les tyrans.

Pour la plupart des spectateurs, une grande déception: la colonne n’est pas en bronze, il y a seulement une mince couche de ce métal.

Il y a des photographes. Plusieurs. La dynamique de la chute leur a échappé… dix secondes de pose, c’est trop pour un tyran qui tombe… Mais elle n’a pas échappé aux dessinateurs. J’ai pourtant choisi une gravure statique, la colonne sapée à sa base (elle vient du musée Carnavalet).

*

Et la Saint-Honoré? Le même jour, à sept heures du soir, à l’Hôtel de Ville, une nombreuse délégation d’ouvriers boulangers, avec drapeaux rouges et bannières de corporation, vient remercier la Commune pour le décret interdisant le travail de nuit (voir nos articles). Le 16 mai, fête de Saint-Honoré, « patron » des boulangers. Je cite (en vert) le journal Le Prolétaire. Et précisément son numéro daté du 19 mai:

Si nous doutons d’une chose, assurément ce n’est pas du patriotisme de nos amis de la boulangerie, et nous sommes intimement convaincus qu’en faisant cette démarche, ils sont animés d’excellentes intentions et ne cherchent qu’une occasion nouvelle d’affirmer leur attachement à la Commune et à la République; mais qu’ils nous permettent de leur donner un avis fraternel.

Le peuple n’a pas à remercier les mandataires d’avoir fait leur devoir; ils seraient criminels en ne le faisant pas: c’est donc prendre une habitude fâcheuse que d’aller leur rendre grâce pour avoir pris une mesure qu’ils auraient été coupables de ne pas édicter.

N’oublions jamais que c’est la reconnaissance des peuples qui a fait les tyrans.

Cet article a été préparé en novembre 2020.