Une « cour martiale » a fonctionné dans le théâtre du Châtelet pendant (et après) la Semaine sanglante. Les condamnés étaient conduits dans la cour de la caserne Lobau pour y être exécutés. Les corps ont ensuite été transportés, selon les témoins, dans le square de la tour Saint-Jacques pour y être inhumés. Voici quelques extraits d’articles de journaux à ce sujet.

Dans Le Siècle daté du 29 mai:

Le square de la Tour-Saint-Jacques, si frais, si coquet il y a à peine quatre ou cinq jours, vient d’être transformé en cimetière provisoire. On ne fait qu’y transporter des bières, qu’on y dépose dans de larges fosses.
Ce sont des soldats du génie aidés de travailleurs civils qui sont chargés de cette lugubre besogne. On estime à plus de mille le nombre des cadavres qui ont déjà été enterrés à cet endroit.

Dans Le Moniteur universel, daté du 1er juin, sous la plume de l’écrivain Amédée Achard, en visite à Paris:

Mais ce qui épouvantait le regard, c’était le spectacle que présentait le square de la Tour-Saint-Jacques. Les grilles en étaient closes. Des sentinelles s’y promenaient. Des rameaux déchirés pendaient aux arbres, et partout de grandes fosses ouvraient le gazon et creusaient les massifs.
Du milieu de ces trous humides fraîchement remués par la pioche, sortaient çà et là des têtes et des bras, des pieds et des mains; des profils de cadavres s’apercevaient à fleur de terre, vêtus de l’uniforme de la garde nationale; c’était hideux. On en avait jetés là précipitamment. Une odeur fade, écœurante, sortait de ce jardin. Par instant, à certaines places, elle devenait fétide. Des tapissières attendaient leur horrible chargement.
Il y avait de ces fosses aussi sur la place du Théâtre-Français.
Les berges du fleuve encore avaient reçu leur contingent de morts.
Et ces mêmes berges n’avaient pas perdu leurs pêcheurs à la ligne.

Et, dans Le Temps daté du 7 juin:

Au square de la Tour-Saint-Jacques, où les ensevelissements ont été, comme partout, très hâtivement faits et aux heures nocturnes, on a vu deux bras qui sortaient de terre. La peur a gagné quelques habitants, et les légendes commencent à circuler relativement aux cris, aux gémissements que couvrent les bruits du jour, mais que la nuit aurait permis d’entendre. Des hommes incomplètement tués et jetés avec l’amas des morts dans les fosses communes, auraient lutté dans une horrible agonie, sans être secourus.

Les légendes se forment très vite… Heureusement, nous avons aussi Le Figaro. Dans son numéro du 6 juin, sous la plume anonyme mais « autorisée » (je suppose que le D. veut dire Docteur) d’un « D. X… », il publie un article intitulé « L’état sanitaire de Paris » dont voici des extraits:

[…] Les craintes relatives à une épidémie résultaient naturellement de la présence dans Paris d’un nombre considérable de cadavres accumulés par la lutte sur différents points, et qu’on veut considérer comme de nombreux et inévitables foyers d’infection. On croit encore généralement que les cadavres ont été enterrés sur place, un peu partout, dans des conditions dangereuses, et cela en raison du peu de profondeur des fosses où ont été pratiquées ces inhumations précipitées. Ainsi j’ai lu dans un journal que le square de la Tour-Saint-Jacques avait reçu plus de mille cadavres. Cela est absolument faux.

L’auteur énumère ensuite les différentes substances chimiques que produit un corps en décomposition et évoque l’expérience des étudiants en médecine (c’est ce qui laisse entendre qu’il est lui-même un professeur de médecine). Et il en vient aux comptes:

Maintenant, pour rassurer les plus timides, je dois dire qu’il ne reste pas en dehors des cimetières vingt-cinq cadavres enfouis dans les environs des barricades. Il y en a deux près de la rue Royale, trois sur le port en face de la chambre des Députés, trois autres place Royale, et le reste dans différents endroits. Tous ont été dans ces conditions enfouis à au moins un mètre cinquante, mesure réglementaire. Les autres ont été enlevés des sépultures improvisées aussi rapidement que possible, et cela était nécessaire, car le gaz sulfhydrique, qui imprègne le sol de Paris, hâte d’une manière extraordinaire la décomposition putride.
L’administration des pompes funèbres a déployé une activité véritablement prodigieuse, dont il faut lui savoir infiniment de gré. Dans la seule journée du 29, elle a fait enlever plus de deux mille corps sur le 11e arrondissement. Environ mille autres provenant de la même région ont été emportés par des tapissières appartenant à des particuliers. Le square du Temple a fourni 260 cadavres; les Arts-et-Métiers un grand nombre; la caserne de la rue de la Banque 25; le square de la Tour-Saint-Jacques, 7; la rue de Bellevue, 24, etc.
Tout cela s’est fait rapidement, presque discrètement, sous la direction du docteur Prat. Les funèbres convois ont été centralisés vers les différents cimetières et les corps inhumés, dans de longues et profondes tranchées, sans superposition des corps. On a prodigué partout le chlorure de chaux, le meilleur agent qu’on puisse employer en pareil cas.
On estime à dix mille le nombre des victimes, ce n’est qu’une approximation et le chiffre exact ne sera jamais connu ; en l’absence des contrôleurs, les gardiens comptaient seulement le nombre des voitures, qui renfermaient de quatre à vingt-cinq corps. […]

Avez-vous remarqué que, dans cet article, plus on s’éloigne du centre, plus il y a de cadavres? Pour rassurer les lecteurs du Figaro, il faut leur dire, en même temps, qu’il n’y a pas de risque d’épidémie (ou de voir des horreurs) dans leurs quartiers, et aussi qu’on a bien exterminé des milliers d’insurgés dans les quartiers populaires.

Mais nous parlons de la tour Saint-Jacques. Il est difficile de croire que seulement sept insurgés soient morts dans les parages. Il est surtout incroyable que la présence de seulement sept cadavres ait pu engendrer aussi instantanément la légende d’insurgés pas tout à fait morts. Car cette légende existe et, malgré toute la science de D. X., nous l’avons vu, Le Temps du lendemain la transmet…

Je ne sais pas si le « D. X. » était encore vivant, mais une information complémentaire est arrivée, plus de trente ans plus tard, et a été reprise par toute la presse. Je cite ici La Petite presse du 11 janvier 1902:

Des ouvriers de la Compagnie du Gaz ont trouvé hier après-midi en faisant des fouilles dans le square de la Tour Saint-Jacques, entre la tour et la rue Saint-Martin, de nombreux ossements qui, paraît-il, sont des ossements de fédérés.
Ces restes funèbres seront inhumés par les soins de la préfecture de police.

Il faut croire que, non seulement il y avait eu « beaucoup » de corps ensevelis dans ce square, mais encore que « beaucoup » n’étaient jamais arrivés dans les cimetières. Ce n’est pas le seul lieu dans lequel cela s’est produit. Je renvoie à la longue liste établie dans mon livre sur la Semaine sanglante.

*

J’ai copié l’image de couverture dans le livre de Dayot, qui l’attribue au Monde illustré. Elle est là. Elle représente des exécutions dans la cour de la caserne Lobau.

Livres cités

Audin (Michèle),  La Semaine sanglante. Mai 1871, Légendes et comptes, Libertalia (2021).

Dayot (Armand), L’Invasion, Le siège, la Commune. 1870-1871. D’après des peintures, gravures, photographies, sculptures, médailles, autographes, objets du temps, Flammarion (s.d.).

Cet article a été préparé en janvier 2021.