… à Johann Philipp Becker. Qui a fait publier cette lettre par le journal allemand Vorbote en juillet 1871. Pour nous, elle vient du livre Léo Frankel communard sans frontières, et sa traduction en français est due à Christophe Lucchese.

Bellagio, le 12 juin 1871

Cher camarade!

Tandis que les journaux français m’affublent en agent des chemins de fer dans la rue d’Alsace [On lisait dans la presse que « le Prussien Léo Frankel » avait été « pris rue d’Alsace n°9 sous le costume d’un chef de train du chemin de fer de l’est »] et me font appréhender par les gendarmes avant de me transporter le lendemain à Versailles pour y être fusillé, je demeure sous une fausse identité sur les rives du lac de Côme, songeant aux camarades parisiens qui n’eurent pas, contrairement à moi, la chance d’échapper aux sbires prussiens et français.
Quoi que l’on dise et écrive en Allemagne, l’histoire retiendra que des soldats allemands participèrent aux basses œuvres des Versaillais. Je ne serais pas surpris qu’on leur réserve « la chance et l’honneur » de se voir « décorés », en plus de la Croix de fer, de la légion d’honneur, laquelle leur échoit, de même droit, qu’à la soldatesque française « la patrie reconnaissante ». Le sublime Empereur [allemand], alias le Prince la mitraille, a dû voir dans le soutien militaire le plus approprié des moyens pour renouer les relations diplomatiques entre l’Allemagne et la France. Pour ce faire, son gouvernement « avisé » ne se contenta pas de renforcer l’armée de Versailles avec les troupes africaines qui avaient été capturées durant la dernière guerre […]; il ne se contenta donc pas de livrer au gouvernement versaillais des fusils Chassepot, non, il a encore fallu que les troupes allemandes encerclant Paris reçoivent l’ordre ignominieux de ne laisser passer personne.

Ça me fait de la peine de renvoyer des gens, souvent même des femmes seules avec enfants, me confia un soldat hessois, mais c’est ça ou quatre jours au trou!

Si je parvins toutefois à passer, avec quelques autres personnes, parmi lesquelles une dame dotée d’une rare intelligence qui avait dirigé le comité central des femmes et qui, comme moi, fut blessée sur les barricades, où elle prit une part active [il s’agit bien sûr d’Elisabeth Dmitrieff], je ne le dois qu’aux bonnes grâces d’un ouvrier français qui nous mena dans une maison pour nous faire passer les lignes sans encombre. Mais nous étions encore loin d’être tirés d’affaire. Des gendarmes et des agents de police français m’arrêtèrent plus d’une fois pour me demander mes papiers, d’où je venais, où j’allais, avant que je ne tournasse le dos à la frontière française, et je serais allé à ma perte – je n’avais pas le moindre laissez-passer sur moi – si je n’avais pas affecté la candeur. Songeant au paradoxe sur le comédien de Diderot, qui veut qu’un acteur jouant de sensibilité ne parvienne jamais à s’élever au-dessus de la médiocrité et que son physique se révélera d’autant plus qu’il dissimulera ce sentiment-ci ou là, j’affectais la hardiesse, le cœur en berne.
À Meaux, où Rochefort, Murat, etc., furent arrêtés, je n’en réchappai que de justesse. Un agent de police, que mes réponses ne satisfaisaient pas et qui, tel Shylock, n’avait que « billet » à la bouche, me demanda de descendre de voiture.

« Tu vas donc être pendu », me dis-je in petto tandis que je proposais mon bras, seulement pour cacher ma blessure [il a été blessé sur une barricade du Faubourg-Saint-Antoine], à ma compagne de voyage qui ne consentait pas à m’abandonner tant qu’elle ne me savait pas hors de danger. Je demandai aussitôt à l’agent d’un ton froid en apparence s’il fallait nous éloigner, craignant de manquer le train.

— Au besoin, lança ma compagne sur le même ton, nous passerons la nuit ici et repartirons demain matin.
— Ce qui ne m’arrangerait pas vraiment, ne sachant si le billet de train sera encore valable.
— Où vous rendez-vous ?, demanda l’agent.
— En Allemagne, lui répondis-je.
— Alors remontez. Mais procurez-vous un passeport la prochaine fois. 

Ainsi parvins-je à échapper aux sbires.

Arrivé à Kehl, je dus prendre congé de ma compagne de voyage et de lutte, celle-ci voulant rejoindre l’Angleterre par Hambourg, tandis que je préférai l’Italie pour recouvrer ma santé quelque peu défaillante.
Ainsi passais-je par Baden pour aller à Constance; de là, je traversais le lac de Constance, puis pris le train jusqu’à Coire. De Coire tantôt à pied et tantôt en voiture jusqu’à Tiefencastel, par le col d’Albula à Samaden, jusqu’à ce qu’enfin j’arrive dans le froid et la pluie à Bellagio, d’où je vous écris.
Tandis que j’étais encore à Kehl, j’avais pour première intention de venir à Genève et en profiter pour faire votre connaissance. Si j’abandonnai mes plans, c’est seulement parce que je craignais ne pas avoir de perspectives ni de travail, sans quoi j’aurais privilégié sans l’ombre d’un doute la Suisse pour sa liberté politique.
Je n’ai pas à regretter ce choix, car, autant que j’ai pu le lire dans les journaux, il semblerait qu’il y ait quelque chose de pourri en l’État suisse pour ce qui est des extraditions.
Il est vraisemblable qu’il faille faire au sein de la république helvète une différence tout aussi grande entre le gouvernement et les gouvernés que dans les autres pays européens, car je crois le peuple helvète capable de faire au moins preuve d’assez de sagacité pour reconnaître qu’il n’y a pas plus simple pour le falsificateur Jules Favre que de transformer tout défenseur de la Commune parisienne en ignoble criminel et d’exiger qu’on le lui livre.
Si Tell pouvait sortir de sa tombe, il ne manquerait pas de tirer les oreilles de Messieurs les Conseillers fédéraux pour leur demander s’ils ont oublié la manière dont la Suisse s’est affranchie du joug habsbourgeois, s’ils ignorent ce qu’il s’est passé la nuit du 7 au 8 novembre 1307 sur le Grütli, et quelle différence il y a entre les hommes de la Commune et ceux qui vinrent d’Uri, de Schwitz et d’Unterwald pour former une ligue de libération, si ce n’est que ce qui échoua dans l’intérêt de la France réussit dans celui de la Suisse.
Si le Conseil fédéral de la Suisse ne sait pas lire les signes de notre temps, s’il ne reconnaît pas la tâche qui nous incombe au xixe siècle, ce ne peut être que par faiblesse d’esprit – qu’il partage avec les autres gouvernements. S’il n’est pas donné à tout le monde de voir dans l’avenir, tout homme d’État a néanmoins le devoir de connaître ne serait-ce que l’histoire de son pays.
Quand, il y a quelques années de cela, je fis une randonnée au Lac des Quatre cantons et trouvai gravés ces mots en lettres d’or gigantesques sur une pyramide rocheuse:

Au chantre de Tell, Friedrich Schiller. Les Premiers Cantons, 1859,

ma foi, j’étais loin d’imaginer que les temps étaient proches où le gouvernement suisse livrerait tels de vulgaires criminels les hommes qui s’insurgèrent contre les baillis français.

Cette question d’extradition à l’initiative de Jules Favre me rappelle involontairement la fable d’Ésope du lion chassant en compagnie de l’âne. Ce dernier avait pour tâche d’effrayer le gibier par de puissants hi-hans afin de le livrer au lion.

— T’ai-je bien rendu service? de demander l’âne avec quelque fierté une fois la chasse finie.
— Oui, tu as très bravement crié, rétorqua le lion, et si je n’avais pas su que tu étais un âne, j’aurais moi-même pris peur. 

À considérer que Jules Favre soit un lion, alors les gouvernements continentaux, soutenus par une presse veule, lui ont rendu ce service d’âne.
L’attitude de ces gouvernements n’a certainement pas d’équivalent dans l’histoire des peuples ; jamais pareille fureur et pareille bestialité n’ont été perpétrées contre des vaincus, — comme si l’on nous avait déclaré hors la loi!

La lettre est un peu longue, je laisse la suite pour demain!

*

Je n’avais pas encore utilisé cette photographie de Léo Frankel, la résolution n’est pas bonne, toutes mes excuses. Je l’ai copiée sur la notice de Léo Frankel dans le Maitron.

Livre cité

Chuzeville (Julien), Léo Frankel, communard sans frontières, Libertalia (2021).

Cet article a été préparé en janvier 2021.