Toujours le 12 juin 1871, à Bellagio, suite de la lettre commencée hier…
Mais que cela ne nous empêche pas de continuer à vouer notre liberté personnelle et notre vie à la cause du prolétariat. Nos ennemis auront beau s’en prendre à nous en redoublant de fureur, ils auront beau prendre plaisir à nous écharper, nous ne reculerons pas. La masse toute entière des lâches et des paresseux d’esprit qui se nourrissent de la sueur du peuple a conclu une alliance visant à étouffer les revendications du prolétariat par l’emprisonnement, la poudre et le plomb. Eh bien, les dés sont jetés. Vous voulez le combat, vous l’aurez. Votre fureur ne peut qu’endurcir notre ardeur, votre haine renforcer notre parti et j’entrevois déjà les temps où ne s’opposeront que deux partis, et où il ne pourra être question que de « rose rouge ou blanche » [allusion à la « guerre des deux roses » en Angleterre au quinzième siècle]. La lutte opposera le nouvel État libre, regorgeant de vie, reposant sur le travail et fondé sur un savoir positif, au vieil État exploiteur, vermoulu et monarco-curaillon. Le camp qui remportera la victoire ne fait aucun doute; un puissant coup de tout le prolétariat abrégera les souffrances de votre monde.
Cette race qui ne se montre qu’en l’absence de danger et ne se risque à donner des coups de sabot d’âne que quand le lion gît à terre, cette race se terrera à l’approche de la tempête. Elle le fit en 1789, en 1830, en 1848. La tempête vient-elle à se calmer et la lutte du parti révolutionnaire a-t-elle été couronnée de victoire, il faut dès lors s’attendre à ce que cette race, incapable de s’enthousiasmer pour une idée sublime et encore moins de se battre pour elle, refasse lentement surface pour profiter de la victoire. Là, elle ne tarit pas d’éloges pour le même peuple qu’elle couvrait hier encore de boue, là on lit comme dans le National après les journées de 1830:
Voilà le peuple qui a tout accompli depuis trois jours; il était puissant, il était splendide; c’est le peuple qui a vaincu, c’est à lui que reviennent tous les succès du combat;
ou comme dans une proclamation du gouvernement provisoire de 1848, quatre jours après la révolution:
La révolution faite par le peuple, doit être faite pour lui,
le temps est venu d’imposer des limites aux longues et iniques souffrances des travailleurs,
qu’il faut aviser sans le moindre retard à garantir au peuple les fruits légitimes de son travail, etc.
Et l’on poursuit la rengaine jusqu’à spolier la victoire au peuple crédule. Gare alors à quiconque, une fois cette race fermement installée, ose réclamer ses droits, car elle a puisé entretemps dans toutes les provinces pour rassembler une armée à même d’écraser l’ « anarchie », et l’on fait parler les canons pour répondre à la « canaille ». Chercher à justifier la Commune face à cette race revient à vouloir parler d’esthétique avec des cochons.
Les actes « barbares » dont elle nous accable, nous les soumettons sans crainte à l’incorruptible jugement de l’histoire. Elle se montrera en revanche moins clémente en constatant qu’au moment où les troupes versaillaises entrèrent dans Paris, nous n’avons pas su leur barrer la route rue après rue, renonçant à faire sauter casernes, églises et palais chaque fois que nous devions battre en retraite.
Il est seulement étrange que la bourgeoisie, par ailleurs encline à louanger la première grande révolution française, nous qualifie de vils criminels pour quelques palais réduits en ruines après huit jours de combats, alors qu’au lendemain du 14 juillet 1789, rien que dans le Mâconnais et le Beaujolais, 72 — soixante-douze! — châteaux ont brûlé. Mais j’oublie une chose, la classe cultivée connaît aussi bien l’histoire qu’elle connaît les grands penseurs et poètes ; elle juge d’après un précis de conversation, car si la montagne du savoir est trop pentue, il est plus aisé de se procurer un Brockhaus [encyclopédie allemande].
Quand bien même la bourgeoisie connaîtrait aussi l’histoire de la Révolution de 1789 comme sa poche, elle ne pourrait s’empêcher de lui témoigner sa plus totale admiration, car c’est elle qui accéda au pouvoir. Si elle s’est montrée trop lâche pour prendre le pouvoir les armes au poing, elle ne s’enorgueillit pas moins volontiers d’en avoir obtenu les droits. Il n’y a pas de nature plus irritable, plus bestiale que la sienne quand il s’agit de les garder, pour elle seule. Combien d’historiens, de poètes et de journalistes de cette classe n’ont pas fait claquer leurs fouets face au coup d’État de 1851 parce qu’ils perdaient leurs droits, parce que furent aussi exécutés des bourgeois, parce que des bourgeois aussi furent déportés. Mais où étaient donc ces pleutres quand, durant les journées de juin, l’on assassinait le prolétariat dans les rues, quand l’on en envoyait par milliers à Cayenne et Lambessa?! Elle oublie qu’elle se rendit complice des crimes de décembre avec les journées de juin tout comme elle s’est rendue complice de la future monarchie française avec les journées de mai 1871.
Dans l’ensemble, la bourgeoisie préfère renoncer à sa liberté plutôt que d’accorder des droits au prolétariat.
Aussi, jamais la Commune ne trouvera de grâce à ses yeux. Elle la traînera dans la boue avec la même constance qu’elle adule l’armée allemande victorieuse. Et pourtant, veut-on parler de barbarie, jamais on en a fait autant étalage que pendant la dernière guerre franco-allemande.
[…]
Si tant est que l’incendie de Meudon et Saint-Cloud ne soit pas un crime, que la destruction du musée de Strasbourg, de la bibliothèque, de la nouvelle église protestante et d’innombrables autres bâtiments […] n’en soient pas non plus, nous pouvons alors passer sous silence l’ignominie avec laquelle l’Allemagne a pris en otage des citoyens français qui n’avaient pas payé le dû respect au casque à pointe, tout comme la bestialité avec laquelle des francs-tireurs ont été torturés à mort, fournissant la preuve que l’Allemagne « accédant au faîte de la civilisation » surpasse de loin en horreurs guerrières les « bandits accourant de tous les pays », — finalement surpassée haut la main par la glorieuse armée de Thiers, le sauveur de la civilisation. Si l’on veut vraiment juger la Commune, il faut d’abord poser le fait que la population de Paris, qui a fait la révolution du 4 septembre, s’adossait au même droit le 18 mars 1871; que la révolution du 18 mars a été reconnue par la population parisienne, la majorité ayant voté en faveur de la Commune; que la Commune fut l’expression de la population parisienne, constituant de fait un corps légal; que la Commune de Paris n’a jamais voulu se poser en maître de la France alors que le gouvernement du 4 septembre, sans avoir lui-même officialisé sa situation à Paris par une élection, s’est autoproclamé dictateur du peuple français tout entier. S’il est désormais indiscutable que la Commune fut un corps légal, alors le gouvernement versaillais peut au mieux être considéré comme ayant mené la guerre au gouvernement parisien.
Si, de plus, l’on ne peut appliquer deux sortes de droits de la guerre aux deux parties belligérantes, alors il est incontestable que le gouvernement versaillais s’est rendu coupable en exécutant le général Duval puis en faisant assassiner par un officier chasseur quatre gardes nationaux arrêtés à Belle-Épine, ainsi qu’en commettant d’innombrables autres crimes ignobles. Face à cela, l’histoire constatera, et c’est un fait, qu’avant l’entrée des troupes ennemis dans Paris, la Commune n’a jugé personne à mort ; que la Commune soignait bien ses prisonniers et les laissait libres de circuler en ville ; que le gouvernement de Versailles refusa la proposition faite par la Commune d’échanger le citoyen Blanqui, un de ses membres, contre l’archevêque Darboy et d’autres curetons; que l’obstination du gouvernement versaillais eut raison de toutes les tentatives de médiation et que les francs-maçons furent éconduits par les mêmes de façon si infâmante qu’ils se sentirent poussés à planter leur bannière sur les remparts de Paris pour vaincre ou mourir avec eux.
Il lui faudra en outre constater que l’incendie de Paris par la Commune est pur mensonge, et par conséquent le soi-disant document dont parlent les journaux; mensonge aussi que les allégations d’ingérence de Londres ou Berlin dans la Commune; mensonge que l’argent de l’Association internationale des travailleurs ait pu soutenir cette dernière; mensonge l’affirmation selon laquelle les généraux Lecomte et Clément Thomas furent condamnés à mort par le Comité central, ils furent tout simplement lynchés, par leurs propres troupes!, auxquelles ils ordonnèrent de tirer sur le peuple; mensonge enfin que la révolution fût mise en œuvre par des étrangers, dans la mesure où le Comité central se composait exclusivement de gardes nationaux.
Quand bien même tout ce que la réaction dit de nous serait vrai, que non seulement Paris aurait été incendié sur notre ordre, que Clément Thomas, Lecomte, l’archevêque Darboy et ses autres camarades auraient été exécutés sur nos ordres, et quand bien même nous l’aurions fait de nos propres mains, cela ne justifierait en rien les actes épouvantables et sans équivalent dans toute l’histoire d’exécutions en masse de milliers d’hommes et de femmes sans défense.
Oui, Jules Favre, tu as raison quand tu dis dans ta circulaire du 6 juin:
L’historien ne pourra le raconter sans épouvante. La plume tombera plusieurs fois de ses mains quand il faudra qu’elle retrace les hideuses et sanglantes scènes de cette lamentable tragédie,
mais seulement quand il lui faudra coucher sur papier l’assassinat du général Duval, le massacre et l’abjecte déportation de milliers d’hommes et de femmes!
Je conclus cette lettre un peu longue avec la promesse de vous en envoyer prochainement une autre, dans laquelle je reviendrai sur la naissance de la Commune, après avoir considéré les événements du 4 septembre au 18 mars ; puis les actions de l’Internationale durant cette période et enfin l’objectif que poursuivaient les membres internationaux de la Commune [ce qu’il n’a malheureusement pas fait].
Salutations sociales-révolutionnaires,
Votre dévoué
Leo Frankel.
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Après l’expéditeur hier, le destinataire aujourd’hui. La photographie de Johann Philipp Becker vient de la bibliothèque de Genève, je l’ai copiée sur le site notrehistoire.ch.
Livre cité
Chuzeville (Julien), Léo Frankel, communard sans frontières, Libertalia (2021).
Cet article a été préparé en janvier 2021.