Voici une synthèse de ce que nous avons vu se dérouler au jour le jour, de septembre à mars. Merci à Maxime Jourdan de m’avoir confié ce texte que j’ai partagé en deux parties. Par antiphrase et parce que nous connaissons la suite de l’histoire, j’ai utilisé une photographie des ruines du palais de Saint-Cloud après la guerre franco-prussienne, que j’ai copiée sur un site du ministère de la culture où elle n’est ni signée, ni datée.

Palais de Saint-Cloud, 19 juillet 1870. Pressé par une opinion publique enfiévrée, cédant aux instances d’une camarilla de bonapartistes exaltés, Napoléon III déclare la guerre à la Prusse. Au reste, le maréchal Le Bœuf, son ministre de la Guerre, ne l’avait-il pas assuré d’une campagne rapide et d’un succès facile ? « De Paris à Berlin, s’était-il rengorgé, c’est une promenade, la canne à la main. » Si, le 2 août, la bataille de Sarrebruck en est une, celles de Woerth-Froeschwiller et de Forbach, quatre jours plus tard, sont de cinglants revers préludant à l’invasion allemande. Le front reflue alors vers l’ouest. Le 1er septembre, un déluge de feu s’abat sur les troupes françaises cernées à Sedan, obligeant l’empereur à faire hisser le drapeau blanc et à signer le lendemain la capitulation. Le Second Empire s’achève comme il a débuté: dans la boue et le sang.

Le 3 septembre au soir, la nouvelle de la débâcle ardennaise est connue de Paris, qui l’accueille avec un vif émoi. Le 4, l’agitation ne cesse de croître. Au mitan de l’après-midi, une foule compacte se masse devant le Corps législatif et l’envahit. À cor et à cri, elle réclame la déchéance de l’Empire — Léon Gambetta la prononce — et, subséquemment, la proclamation de la République. Cette revendication, les élus de l’opposition la jugent intempestive, tant est critique la situation dont ils héritent; mais, apeurés qu’ils sont d’être devancés par les révolutionnaires et jaloux de les circonvenir, ils gagnent en hâte l’Hôtel de Ville, où ils obtempèrent au vœu populaire.

Aussitôt se forme un gouvernement dit de Défense nationale, composé essentiellement de députés républicains de la Seine — des avocats, pour la plupart. En vue de complaire aux « honnêtes gens » et de les rassurer, ils se donnent pour chef un cagot orléaniste, le général Trochu, gouverneur de Paris depuis la mi-août. Ces hommes, à de menues exceptions près, vont ériger la duplicité, la palinodie et la mystification au rang d’art et, portés au pouvoir pour combattre et vaincre, faire montre d’un attentisme et d’une pusillanimité insignes. Inaptes à la conduite des affaires militaires, ils suppléeront à leur incurie par l’inflation du verbe, abondant en communiqués martiaux et déclamatoires à souhait.

Ces funestes inclinations trouvent dans l’entrevue de Ferrières une éloquente illustration: le 19 septembre, cependant que la grande Cité vient d’être investie par les Prussiens, Jules Favre se rend en tapinois — il n’a pas même pris la peine d’en aviser ses collègues — auprès de Bismarck, afin de discuter des conditions de la paix. Face aux implacables exigences du chancelier, le ministre des Affaires étrangères retourne à Paris, où il fait placarder cette affiche imp(r)udente:

On a répandu le bruit que le gouvernement de la Défense nationale songeait à abandonner la politique pour laquelle il a été placé au poste de l’honneur et du péril.
Cette politique est celle qui se formule en ces termes
Ni un pouce de notre territoire,
Ni une pierre de nos forteresses.
Le gouvernement la maintiendra jusqu’au bout.

À mesure que le temps passe et que s’enchaînent les déconvenues, l’ « union sacrée » des premiers jours se lézarde. Les hommes du 4 septembre sont en butte à la défiance d’une part croissante de l’opinion, laquelle s’augmente d’une farouche hostilité avec l’affaire du 31 octobre. Au petit matin, la population parisienne apprend simultanément, non pas une, mais trois catastrophes: d’abord Adolphe Thiers, diplomate in partibus qui a achevé sa tournée des chancelleries européennes, s’est vu proposer par les puissances neutres un armistice; ensuite, le village du Bourget, fraîchement conquis par les soldats français, a dû être évacué, faute de renforts; enfin, le maréchal Bazaine, retranché dans Metz depuis deux mois, a capitulé. Celui qui commandait l’armée du Rhin et portait les espoirs du pays a trahi. Par fidélité au régime défunt, par hantise de voir l’ordre social subverti, il a remis aux Prussiens les clefs de la citadelle. 170 000 hommes partent en captivité; un formidable arsenal passe, sans coup férir, à l’ennemi.

Dans la capitale, la stupeur le dispute à l’indignation. Des milliers de gardes nationaux excédés accourent sur la place de l’Hôtel de Ville. Des clameurs s’élèvent: « Vive la Commune! À bas Trochu! Pas d’armistice! Levée en masse! » Le flot mugissant grossit, tant et si bien que les grilles cèdent et que la vague d’insurgés déferle dans l’imposant édifice. En fin d’après-midi, les coryphées de la Révolution — parmi lesquels Gustave Flourens et Auguste Blanqui — font irruption dans la salle du Conseil. Épaulé par ses tirailleurs, Flourens déclare aux ministres présents qu’ils sont gardés à vue et nomme un nouveau gouvernement dont il énumère les noms. De leur côté, Blanqui et ses lieutenants jouent leur propre partition. La confusion est extrême et le brouhaha intense. Les heures s’égrènent, faisant le lit de la réaction. Les bataillons du faubourg Saint-Germain sont arrivés qui, tirant parti du hourvari, soustraient à la vigilance des occupants deux membres du gouvernement: Trochu, son président, et Jules Ferry, son secrétaire. Dès lors, c’est le reflux et, pour éviter l’effusion de sang, on conclut l’accord suivant: les émeutiers quitteront pacifiquement les lieux; en contrepartie, ils n’encourront aucune poursuite et il sera procédé, dès le lendemain, à des élections communales. Sitôt sa promesse formulée, le gouvernement de la Défense nationale la foule aux pieds: le scrutin du 1er novembre est ajourné, sa teneur sensiblement modifiée et les meneurs révolutionnaires sont emprisonnés. À la hussarde, suivant une manœuvre impériale éprouvée, les parjures concoctent un plébiscite sur le maintien de leurs pouvoirs. Enhardis par leur — prévisible — victoire, ils ne laisseront pas de déployer plus d’énergie à traquer les « rouges » qu’à tenter de repousser l’envahisseur tudesque.

Aussi les défaites se succèdent et les semaines s’écoulent, désolantes. Paris demeurant enserré dans l’étau germanique, le général Ducrot envisage d’effectuer une percée vers l’est. Le 28 novembre, il clame, dans le style rodomont qu’il affectionne: « Pour moi, j’y suis bien résolu, j’en fais le serment devant vous, devant la nation tout entière: je ne rentrerai dans Paris que mort ou victorieux. » Du 1er au 3 décembre, la bataille de Champigny s’avère un fiasco sanglant, dont le valeureux Ducrot revient bien vivant et… vaincu. Ce déboire achève de démonétiser l’état-major et, tandis que l’on tombe de Charybde en Scylla, l’hiver approche à grands pas, entraînant dans son sillage son cortège de malheurs. Alors que le mercure avoisine régulièrement les dix degrés sous zéro, la pénurie de chauffage — bois et charbon — sévit ; la réserve de vivres s’épuise et la faim tenaille les estomacs. Les femmes, transies, le visage hâve, font d’interminables stations devant les commerces, en quête d’une trentaine de grammes de viande de cheval et d’une demi-livre d’un pain immangeable. D’aucunes s’évanouissent d’exténuation ou d’inanition. Parmi les vieillards et les enfants, la mort fauche impitoyablement. Et néanmoins, la capitale se refuse catégoriquement à baisser pavillon. Pour autant, si elle maugrée contre ses dirigeants, elle ne se révolte pas ouvertement.

À suivre