… D’ailleurs, n’y aurait-il pas un bicentenaire à célébrer cette année?
Mais si! Gustave Flaubert est né en 1821.
On vous le dit, Gustave Flaubert est un écrivain réactionnaire, qui refuse l’action politique, voyez Bouvard et Pécuchet:
— Veux-tu savoir mon opinion? dit Pécuchet. Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, les prêtres serviles, et que le Peuple enfin accepte tous les tyrans, pourvu qu’on lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait! qu’il le bâillonne, le foule et l’extermine! ce ne sera jamais trop pour sa haine du droit, sa lâcheté, son ineptie, son aveuglement!
Bouvard songeait:
— Hein, le Progrès, quelle blague!
Il ajouta :
— Et la Politique, une belle saleté!
— Ce n’est pas une science, reprit Pécuchet. L’art militaire vaut mieux, on prévoit ce qui arrive, nous devrions nous y mettre?
Ah! merci! répliqua Bouvard. Tout me dégoûte. Vendons plutôt notre baraque et allons « au tonnerre de Dieu, chez les sauvages! »
— Comme tu voudras !
Il est opposé à la démocratie. Il écrit, le 8 septembre 1871, juste après la Commune, à sa « Chère Maître » George Sand:
Je crois que la foule, le nombre, le troupeau sera toujours haïssable. Il n’y a d’important qu’un petit groupe d’esprits, toujours les mêmes, et qui se repassent le flambeau.
(J’ai choisi ces citations parce qu’elle sont dans Les Écrivains contre la Commune, de Paul Lidsky.)
Certes, mais quel écrivain a écrit ceci?
Sénécal, enfermé aux Tuileries sous la terrasse du bord de l’eau, n’avait rien de ces angoisses.
Ils étaient là, neuf cents hommes, entassés dans l’ordure, pêle-mêle, noirs de poudre et de sang caillé, grelottant la fièvre, criant de rage, et on ne retirait pas ceux qui venaient à mourir parmi les autres. Quelquefois, au bruit soudain d’une détonation, ils croyaient qu’on allait tous les fusiller; alors, ils se précipitaient contre les murs, puis retombaient à leur place, tellement hébétés par la douleur, qu’il leur semblait vivre dans un cauchemar, une hallucination funèbre. La lampe suspendue à la voûte avait l’air d’une tache de sang; et de petites flammes vertes et jaunes voltigeaient, produites par les émanations du caveau. Dans la crainte des épidémies, une commission fut nommée. Dès les premières marches, le président se rejeta en arrière, épouvanté par l’odeur des excréments et des cadavres. Quand les prisonniers s’approchaient d’un soupirail, les gardes nationaux qui étaient de faction — pour les empêcher d’ébranler les grilles, fourraient des coups de baïonnette, au hasard, dans le tas.
Ils furent, généralement, impitoyables. Ceux qui ne s’étaient pas battus voulaient se signaler. C’était un débordement de peur. On se vengeait à la fois des journaux, des clubs, des attroupements, des doctrines, de tout ce qui exaspérait depuis trois mois; et, en dépit de la victoire, l’égalité (comme pour le châtiment de ses défenseurs et la dérision de ses ennemis) se manifestait triomphalement, une égalité de bêtes brutes, un même niveau de turpitudes sanglantes; car le fanatisme des intérêts équilibra les délires du besoin, l’aristocratie eut les fureurs de la crapule, et le bonnet de coton ne se montra pas moins hideux que le bonnet rouge. La raison publique était troublée comme après les grands bouleversements de la nature. Des gens d’esprit en restèrent idiots pour toute leur vie.
Le père Roque était devenu très brave, presque téméraire. Arrivé le 26 [juin 1848, bien sûr] à Paris avec les Nogentais, au lieu de s’en retourner en même temps qu’eux, il avait été s’adjoindre à la garde nationale qui campait aux Tuileries; et il fut très content d’être placé en sentinelle devant la terrasse du bord de l’eau. Au moins, là, il les avait sous lui, ces brigands! Il jouissait de leur défaite, de leur abjection, et ne pouvait se retenir de les invectiver.
Un d’eux, un adolescent à longs cheveux blonds, mit sa face aux barreaux en demandant du pain. M. Roque lui ordonna de se taire. Mais le jeune homme répétait d’une voix lamentable :
— Du pain!
— Est-ce que j’en ai, moi?
D’autres prisonniers apparurent dans le soupirail, avec leurs barbes hérissées, leurs prunelles flamboyantes, tous se poussant et hurlant:
— Du pain!
Le père Roque fut indigné de voir son autorité méconnue. Pour leur faire peur, il les mit en joue; et, porté jusqu’à la voûte par le flot qui l’étouffait, le jeune homme, la tête en arrière, cria encore une fois:
— Du pain!
— Tiens! en voilà! dit le père Roque, en lâchant son coup de fusil.
Il y eut un énorme hurlement, puis rien. Au bord du baquet, quelque chose de blanc était resté.
L’auteur est Gustave Flaubert, bien sûr, et il est bien le seul à n’avoir pas éludé l’insurrection de juin 1848 et sa répression. C’est un extrait de L’Éducation sentimentale, un roman paru à la fin de 1869, moins d’un an et demi avant la Commune. On y lit aussi ceci:
Son cocher de fiacre assura que les barricades étaient dressées depuis le Château-d’Eau jusqu’au Gymnase, et prit par le faubourg Saint-Martin. Au coin de la rue de Provence, Frédéric mit pied à terre pour gagner les boulevards.
Il était cinq heures, une pluie fine tombait. Des bourgeois occupaient le trottoir du côté de l’Opéra. Les maisons d’en face étaient closes. Personne aux fenêtres. Dans toute la largeur du boulevard, des dragons galopaient, à fond de train, penchés sur leurs chevaux, le sabre nu; et les crinières de leurs casques et leurs grands manteaux blancs soulevés derrière eux passaient sur la lumière des becs de gaz, qui se tordaient au vent dans la brume. La foule les regardait, muette, terrifiée.
Entre les charges de cavalerie, des escouades de sergents de ville survenaient, pour faire refluer le monde dans les rues.
Mais, sur les marches de Tortoni, un homme, — Dussardier, — remarquable de loin à sa haute taille, restait sans plus bouger qu’une cariatide.
Un des agents qui marchait en tête, le tricorne sur les yeux, le menaça de son épée.
L’autre alors, s’avançant d’un pas, se mit à crier:
— Vive la République!
Il tomba sur le dos, les bras en croix.
Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule. L’agent fit un cercle autour de lui avec son regard; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.
Cette fois, nous en sommes au coup d’état du 2 décembre 1851. Ainsi meurt le seul personnage vraiment sympathique du roman — qui n’est pas le héros, Frédéric, même si celui-ci ressemble davantage à son auteur.
Lisez L’Éducation sentimentale!
*
La terrasse du bord de l’eau existe toujours, dans le jardin des Tuileries. La photographie a été prise par Hippolyte Biancard vers 1890, je l’ai trouvée au musée Carnavalet.
Livres cités ou utilisés
Flaubert (Gustave), L’Éducation sentimentale, M. Lévy (1869), — Bouvard et Pécuchet, A. Lemerre (1881).
Lidsky (Paul), Les écrivains contre la Commune, Paris, Maspero (1970), La Découverte (2010).
Oehler (Dolf), Juin 1848, Le Spleen contre l’oubli, La Fabrique (2017).
La lettre à George Sand se trouve, comme toute la correspondance de Flaubert, sur le fantastique site du centre Flaubert à l’université de Rouen.