Suite du procès de Maria Bouard
Nous sommes toujours le 12 octobre 1871 devant le 3e conseil de guerre.
M. le président à M. le commissaire du gouvernement. — Lisbonne a-t-il été cité? Sa présence à l’audience nous paraît nécessaire.
M. le commissaire du gouvernement. — Non, M. le président, Lisbonne est malade à Satory et a été dans l’impossibilité de venir.
[On se rappelle que Lisbonne devait être jugé avec les membres de la Commune et du Comité central; sa maladie seule l’empêcha de comparaître.]
Me Laviolette, défenseur de l’accusée. — Il est fâcheux que Lisbonne ne puisse être entendu, sa déposition a une grande importance, car, selon sa déclaration, résulterait la preuve de la culpabilité ou de l’innocence de ma cliente, puisque le chef d’accusation le plus grave est celui d’avoir provoqué une arrestation illégale, et que Lisbonne aurait servi d’instrument.
On entend ensuite plusieurs témoins à décharge, qui donnent de bons renseignements sur l’accusée. Ils s’étonnent de la voir comparaître sous la prévention d’avoir fait cause commune avec l’insurrection, elle qui ne s’occupait jamais de politique.
Me Laviolette insiste sur ce fait que des témoins importants, entre autres Lisbonne, étant absents, il est impossible au Conseil de passer outre, ce témoin devant jeter, par sa déposition, la plus grande lumière sur les débats.
La parole est donnée ensuite à M. le lieutenant Goin, commissaire du gouvernement. Dans un remarquable réquisitoire, il relève les principaux chefs d’accusation qui sont reprochés à Marie Bonard. Il demande une répression énergique. Le Conseil ne doit avoir aucun égard pour l’âge et le sexe d’une femme qui a tout fait pour le[s] faire oublier.
Me Laviolette présente avec habileté la défense de l’accusée; il estime que le Conseil ne peut la condamner: il n’y a aucune preuve de sa participation à l’insurrection; de plus, le témoin principal étant absent, il y a au moins lieu de remettre à une autre audience pour prononcer un verdict, le Conseil n’étant pas suffisamment éclairé.
M. le président. — Accusée, avez-vous quelque chose à ajouter, pour votre défense?
L’accusée. — Rien, M. le président. J’ai seulement à dire que je ne comprends pas l’accusation qui est portée contre moi.
M. le président. — C’est bien! Le Conseil va se retirer pour délibérer.
Après une délibération d’une demi-heure, le Conseil rentre en séance, et M. le président prononce un jugement aux termes duquel Maria Bouard, reconnue coupable sur tous les chefs, est condamnée à la déportation dans une enceinte fortifiée.
Le jugement a été confirmé le 17 novembre 1871. La commission « des grâces » a rejeté le recours en grâce le 12 juin 1872. Pourtant, Maria Bouard n’a pas embarqué pour la Nouvelle-Calédonie.
Voici la dernière trace qu’elle a laissée:
L’an mil huit cent soixante quatorze, le trois Mars à huit heures du matin par-devant nous Louis Eugène Ronot Maire officier de l’état civil de la commune d’Auberive, chef-lieu de Canton Département de la Haute-Marne, sont comparus les sieurs Nicolas Arnoult âgé de cinquante deux ans et Charles Lesprit âgé de trente six ans, tous les deux employés d’administration demeurant à Auberive; lesquels nous ont déclaré que le jour d’hier deux Mars à onze heures du soir, Marie [sic] Bouard âgée de trente ans née à Saugues, arrondissement du Puy (Haute-Loire) domiciliée à Paris (Seine), célibataire, giletière [sic], fille d’Augustin Bouard et de Marie Vidal est décédée à Auberive ainsi que nous nous en sommes assuré et les déclarants ont signé avec nous le présent acte après que lecture leur en a été faite.
L’administration qui employait Nicolas Arnoult et Charles Lesprit était la « maison centrale », en bon français la prison, qui est le lieu (non précisé) de la commune d’Auberive où est morte Maria Bouard. Ah, mais! voilà un lieu où l’on a relevé son signalement: Maria Bouard mesurait 1,57 m, elle était châtain, avait les yeux gris, un visage ovale, un nez fort, une bouche moyenne et un teint coloré. Et je peux vous dire aussi qu’elle avait, à sa mort, accumulé un pécule de 253 francs qui, je suppose, est toujours dû à ses ayants-droits.
Mais… qui sont-ils?
Mais… qui était-elle donc?
Et maintenant que tout est établi, la Gazette des Tribunaux corrigée complétée et confirmée par le dossier conservé par l’armée française, maintenant qu’un acte de décès authentique signé de deux employés de prison a conclu son histoire, celle de Maria Bouard, culottière et communarde, morte en détention à l’âge de trente ans, laissez-moi ajouter un petit grain de sel: aucune Maria Bouard n’est née à Saugues, ni en août ni à aucune autre date en 1843… Ni dans les années proches.
Et pourtant…
Mon ami Jean-Pierre Bonnet, qui a été plus patient que moi avec les actes d’état civil de Saugues, a trouvé une petite Marie que son père Augustin avait eue avec sa mère Marie Vidal, à Saugues, le 26 août… 1838. Et que le maire a inscrite sous le nom de Boir. Noter que ni le père ni le témoin ne savait écrire, et sans doute ne savaient-ils pas lire non plus, de sorte que l’orthographe « Boir » ne les a pas frappés.
Marie s’est simplement un peu rajeunie.
Je suis partie d’une Marie Bonard, devenue Bouard, et dont le nom de naissance était… Boir. La voici aussi Boire… dans les Mémoires de 1886 de Louise Michel,
Je revois Auberive avec les étroites allées blanches […] De celles qui furent reconnues trop faibles pour le départ, plusieurs sont mortes: […], Marie Boire et bien d’autres que nous n’avons pas trouvées au retour.
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Merci à Maxime Jourdan pour le passage Bonard => Bouard et les renseignements venant du SHD (Vincennes) grâce auxquels j’ai pu compléter le compte rendu du procès pour écrire ces deux articles. Un grand merci aussi à Mme Roselyne Triquet, aux archives départementales de la Haute-Marne pour les renseignements en provenance de la maison centrale d’Auberive. Et, bien sûr, à Jean-Pierre Bonnet pour le tout dernier rebondissement de cette histoire, le passage Bouard => Boir, voire Boire.
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La carte de la Haute-Marne date de 1854 et vient de Gallica. On y trouve Auberive, au sud-ouest, pas très loin de Clairvaux (qui est dans l’Aube). Prisons « centrales ».
Livre cité
Michel (Louise), Mémoires 1886, édition établie, présentée et annotée par Claude Rétat, Folio (2021).