Après ces procès de presse, Rochefort, Mourot, Maret, Maroteau, Barbieux, Gromier… (et ce n’est pas fini, il y aura encore Le Père Duchêne (voir notre article du 19 novembre)) nous savons au moins que les journaux suspendus par Vinoy le 11 mars le sont toujours (suspendus). La presse réactionnaire, elle, l’est toujours plus (réactionnaire). Camille Pelletan a présenté un impressionnant réquisitoire à ce sujet dans La Semaine de Mai (mais en 1880, et nous n’en sommes pas là). Voici quelques bribes dues à son ami Édouard Lockroy. C’est de la presse qu’il s’agit:

« Modérée et libérale. » On supprime deux journaux; elle s’indigne. Elle a raison. Mais elle signale en même temps au ministère public les journaux républicains.
« Modérée et honnête. » Elle éveille l’attention du parquet et de la préfecture de police. Elle livre ses colonnes à la plume des « mouchards. » Quelle occasion, dit-elle, d’affirmer « nos principes »! Nous en profiterons pour dénoncer nos confrères!
« Modérée et sage. » […]
Il y avait autrefois une grande presse, qui était, elle aussi, et à ses heures, violente, passionnée, hypocrite, acerbe, redoutable. Mais elle ne ressemblait point à celle-là. Elle se refusait à certains métiers et à certaines actions. Elle gardait sa dignité jusque dans ses égarements. Et, si grande que fût sa colère, si profonde que fût sa haine, elle ne descendait point au rôle de délatrice.
Elle eût rougi de se faire l’auxiliaire des commissaires de police et de devenir la pourvoyeuse des pontons. […]
La « grande presse » d’aujourd’hui a tout confondu. C’est une sorte de fille qui prend les agents par dessous le bras, et qui les conduit, de porte en porte, chez les malheureux dont elle a peur. Elle marque certaines maisons de croix rouges. Elle se faufile au Palais de Justice, parle aux juges, encourage les gendarmes, glisse des arguments dans le dossier du procureur général, baise le substitut sur le front, et se retire en disant à rorale du garde-chiourme : « Je vais vous envoyer des pratiques. »
Les réquisitoires ont peu à peu remplacé ses « premier-Paris. » On corrige ses « épreuves » rue de Jérusalem [à la préfecture de police]. Elle prend le bureau de M. Renault [le préfet de police] pour son bureau de rédaction. Elle serre la main du bourreau et l’aide à dresser sa guillotine. Elle crie à M. Thiers : Pas de pitié! et à la commission des grâce : Pas de grâce!
Et qui agit de la sorte? Non seulement les petits carrés de papier insignifiants, mais les plus huppés, les plus aristocratiques et les plus religieux des journaux. Le Français dénonce le Rappel après s’être confessé à Mgr Dupanloup. Le Journal de Paris, sortant d’un bal, monte à son bureau et publie « le livre d’or de la Commune, » recueil des noms et adresses de ceux que la police recherchait; le Soir encourage les fusillades sommaires. Les Débats sollicitent de l’autorité militaire une extermination générale « honnête et modérée. »

Cet article est paru dans Le Rappel daté du 25 novembre. Ah! Il y a donc Le Rappel? Eh bien, non, pas encore. Après le numéro 709 daté du 23 mai et l’arrestation en masse des présents dans les locaux le lendemain (24 mai), le numéro 710 ne paraît que… le 1er novembre (bientôt), avec les plumes acérées d’Édouard Lockroy et de Camille Pelletan. Ils disent (une partie de) ce qu’ils pensent devoir dire, comme ci-dessus. Mais c’est encore trop et le journal est suspendu à nouveau, le 25 novembre (voir notre article du 23 novembre). 

Mais quand même, aujourd’hui (et depuis le 15 octobre), il y a Le Radical de notre ami Jules Mottu (souvenez-vous, le maire du onzième qui voulait des écoles sans dieu (voir cet article et les deux suivants, ainsi que ceux du 2 et du 20 octobre 2020). Le Radical, seul donc contre tous, dénoncé comme « organe des bagnes et des pontons » par Le Figaro (les commentaires de Lockroy sur les collègues du Figaro me dispensent d’en dire plus). Et qui a réussi à paraître jusqu’au 29 juin 1872…
J’ai déjà cité plusieurs fois ce journal courageux, pour un article sur les pontons de son numéro du 16 octobre, un autre un peu plus tard sur Élisée Reclus au chenil, un encore sur les condamnés à mort dans les prisons versaillaises, et aussi, plus tard, un article méconnu de Gustave Puissant sur Louise Michel, et peut-être j’en oublie. 
Journal des pontons, en effet, et merci à lui!

Pour son numéro daté d’aujourd’hui 18 octobre, dont j’utilise le bandeau en couverture et comme sans doute vous le voyez, le « premier-Paris » s’intitule « L’Amnistie ». Eh oui, déjà! Et il est signé… Édouard Lockroy. Je l’ai dit, « son » journal ne paraît pas encore. Je n’ai pas explicité ses liens avec Jules Mottu: tous deux ont été élus au conseil de Paris le 23 juillet par le onzième arrondissement, Lockroy à la Roquette et Mottu à la Folie-Méricourt. Pour le plaisir, les premières lignes de son article:

On vient de relâcher 8,102 prisonniers. C’est-à-dire qu’on reconnaît que 8,102 hommes [citoyen Lockroy, permettez-moi de vous faire remarquer qu’il y avait aussi des femmes], conduits par l’armée à Versailles étalent innocents. Cette innocence leur a coûté quatre mois de prison, un nombre incalculable de coups de crosse et la perpective deux fois par jour d’être fusillés. Ils ne recommenceront plus.
On laisse entrevoir, d’ailleurs, que parmi les prisonniers qui restent à Satory et sur les pontons, beaucoup d’autres sont aussi innocents que ceux-là. Encore quatre ou cinq mois de patience et justice leur sera rendue.

Quant à nous, réjouissons-nous: il y a un journal dans lequel nous pouvons nous informer!

Livre cité

Pelletan (Camille),  La Semaine de mai, Maurice Dreyfous (1880).