Nous sommes aujourd’hui le 17 octobre 1871. Le 2e conseil de guerre se réunit, présidé par M. Meuzian, lieutenant colonel au 58e régiment de ligne. 
Il juge quinze soldats. Ceux-là sont du 88e régiment de marche. Vous savez, le régiment qu’on avait envoyé « récupérer » les canons, à Montmartre, au petit matin du 18 mars — ce sont eux, au fond de l’image de couverture. Les voici donc inculpés d’avoir pactisé avec l’insurrection.
La plupart sont de la classe 1870, ont de vingt à vingt-quatre ans, sont « originaires des départements ». Deux sont parisiens. Deux ont plus de quarante ans, Hélie et Laurent. 

Voici un extrait de l’acte d’accusation (que je lis dans Le Radical du 19 octobre). 
Le 18 mars, ce régiment a donné le spectacle de la plus honteuse démoralisation. Envoyé pour combattre les insurgés de Montmartre [ah! ils allaient combattre des insurgés? je croyais qu’ils allaient chercher des canons] il leva la crosse en l’air et  pactisa avec l’insurrection.

Voici les accusés, un par un, avec ce qu’on leur reproche:
1. Jean Huet. C’est un des Parisiens. Il s’est enrôlé dans le 104e bataillon et s’est battu aux avant-postes à Malakoff.
2. Jules Sardin. Parisien lui aussi, 21 ans. A fait partie d’un bataillon fédéré et s’est battu sur les barricades du 10e arrondissement pendant la Semaine sanglante.
3. Pierre Laurent. 41 ans, lui aussi s’est battu.
4. Claude Masson. Incorporé dans le 79e.
5. Antoine Jacquet. 22 ans. Incorporé au 166e.
À ceux-là on reproche d’avoir pris part à la guerre contre Versailles. Et donc, « étant militaires, d’avoir porté les armes contre l’armée française ». 
6 à 13. Jules Rousset, François Lacotte, Victor Beaudout, Jules-Ferdinand Paillayre, Léonard Boulassou, François Grodillière, Georges-Ferdinand Faucillon, Barthélemy Chevaleriat. 
Eux ont été incorporés dans des bataillons de la garde nationale, mais n’ont pas « pris part à la lutte ».
14. Jean Compade non plus, bien qu’il ait été incorporé comme artilleur.
15.  Pierre Hélie, a même accepté d’être lieutenant…
Pierre Hélie et Jean Huet ont, circonstance aggravante, « exercé un commandement dans les bandes insurgées ».

Le Radical ne dit rien de l’interrogatoire des prévenus. La France trouve qu’il n’offre aucun intérêt particulier. Leur système de défense: ils avaient faim, ils ont été contraints, ils n’ont pu rejoindre leur corps.

Ils sont défendus par Me Noblet, avocat du barreau de Paris, qui s’est généreusement et spontanément offert pour défendre ces malheureux, dit Le Radical, et qui, après avoir soigneusement étudié le volumineux dossier, essaie de prouver, par quelques chaleureuses paroles, l’innocence de ses clients:

Ces hommes, dit-il, que l’accusation nous représente comme des êtres corrompus et dangereux, dont on doit débarrasser la société, ont tous un passé irréprochable. Huet et Hélie, les plus coupables, d’après M. le commissaire du gouvernement, ont fait les campagnes de Crimée, de Chine et d’Italie. A Sedan, Huet est parvenu à s’échapper; il a été aussitôt s’enrôler dans l’armée de la Loire!
Laurent était libéré depuis quelques mois. Il est resté au régiment pour combattre les Prussiens.
Ce que je dis pour ces trois prévenus pourraient s’appliquer aussi bien aux autres,

continue Me Noblet.

S’ils se sont engagés dans les bataillons fédérés, ça n’a été que contraints et pour trouver de quoi manger. Je ne doute donc pas que le conseil, en appréciant la situation dans laquelle ils se trouvaient, n’écarte les deux chefs d’accusation et ne prononce leur acquittement.

Après une délibération de plus d’une heure,
Lacotte, Beaudout, Boulassou, Hélie, Grodillière, Faucillon, Chevaleriat et Compade, sont déclarés non coupables et sont acquittés.
Des circonstances atténuantes sont admises pour les sept autres accusés, tous déclarés coupables:
Huet, Sardin, Masson, Jacquet, Rousset, et Paillayre, sont condamnés à cinq ans de détention et à la dégradation militaire,
Laurent, à dix ans de la même peine.

Il me reste à citer la dernière phrase du journaliste du Radical, qui, une fois n’est pas coutume, conclut:

Malgré ces terribles condamnations, quatre choses nous ont frappé dans ce conseil: l’impartialité du président, la modération du ministère public la bonne défense de M. Noblet, et le sommeil d’un ces membres du conseil.

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J’ai copié l’image de Tardi (bien sûr extraite de son Cri du peuplesur le site même de Casterman, j’espère qu’on ne m’en voudra pas…

Tardi (Jacques) et Vautrain (Jean)Le Cri du peuple, Casterman (2001-2004).