Le 31 août 1871, un conseil de guerre réuni à Marseille a condamné le sous-intendant militaire Jules Louis Brissy à mort.
Pourquoi?
Édouard Lockroy, dont une photographie par Nadar sert de couverture à cet article, nous l’explique dans Le Rappel daté du 20 novembre (j’ai déjà cité le début de cet article à propos d’Élisée Reclus, en voici un peu plus):
J’ai l’habitude de « m’incliner » devant les décisions de la justice. Quelles qu’elles soient, je m’incline. Pour moi, la justice est un être supérieur et infaillible, comme le pape. Quand je passe à côté d’elle, je lui fais ma révérence. Après cela, je suis tranquille. Je sais trop bien ce qui arrive quand on oublie de lui tirer son chapeau.
Je m’incline pour la troisième fois. Elle a condamné M. Elisée Reclus, un des écrivains les plus érudits de ce temps, un de nos savants les plus distingués, le seul qui sache la géographie. C’est bien. Je m’incline. Elle a condamné à mort M. Brissy. M. Brissy avait obéi au préfet. On ne tue pas le préfet. Je trouve que c’est une lacune. Je le regrette,– mais je m’incline. M. Brissy avait fait ce qu’a fait M. Picard, ce qu’a fait M. Jules Favre, ce qu’a fait M. Trochu, ce qu’a fait M. Thiers lui-même. Il a usurpé une fonction. On ne tue ni M. Trochu, ni M. Jules Favre: je ne veux même pas murmurer. Je m’incline. Je trouve le président de la République « téméraire » d’avoir gracié M. Brissy.
Il s’agit bien des mêmes usurpations de fonctions, au 4 septembre et à Marseille, que celles réalisées à Paris par les gouvernants nommés par Lockroy. Thiers a gracié ce militaire et transformé la peine de mort par dix ans de détention. Mais Jules Louis Brissy était un militaire et il fallait aussi le dégrader. Je laisse maintenant la parole à un autre journaliste du Rappel, Camille Pelletan, dans le numéro daté du 24 novembre:
EST-CE UN RÊVE?
Une cour de caserne; des soldats rangés en bataille sur trois côtés d’un carré; au milieu, dans un groupe d’officiers, un général, et près de lui un homme vêtu bizarrement d’un costume disparate de prisonnier. Il porte un uniforme à moitié militaire, des galons aux manches, la croix sur la poitrine et une vulgaire casquette. Il a l’air abattu d’un patient.
Il se fait un grand silence. On sent une sorte de malaise.
Le général tire son épée. Tout à coup, un sinistre roulement de tambours éclate, se prolonge, et s’éteint. Tout le monde écoute.
Le général prononce dès paroles qui ne nous arrivent que confusément. L’homme baisse la tête. A la fin, l’oreille saisit ces mots:
Au nom du peuple Français, je vous dégrade.
Alors, un vieux sous-officier s’avance, et sans colère, comme on remplit une fonction, il empoigne la décoration de l’homme tire, et l’arrache; il accroche ses ongles aux galons, et les déchire. L’homme se laisse faire. C’est son honneur qu’on arrache par lambeaux; et il ne remue pas; et il y a autour trois longues rangées de soldats, des centaines d’yeux braqués, des attentions oppressées et haletantes!
On regarde: cela fait mal. Cette acceptation de l’affront, sans révolte, sans geste, dans cette tranquillité, dans ce silence, serre le cœur. L’homme n’est pas seulement impuissant, il est soumis. La main terrible de la justice humaine, qui pèse sur lui, fait plus que le désarmer, elle l’étreint. Ce qu’on dépouille ainsi n’est plus qu’un cadavre vivant.
[…]
L’homme sort de là pour faire dix ans de détention pêle-mêle avec les malfaiteurs.
*
C’était sans doute quelqu’un des généraux ineptes qui ont ouvert nos portes aux Prussiens? Celui qui prenait son café pendant que le canon décimait nos troupes; ou celui qui n’avait qu’un salut, la mort, et qui n’en eut que la velléité; ou celui qui s’arrêtait, en route pour Sedan, afin de donner un bal; ou plutôt, car le costume se prête mieux à cette supposition, un de ces intendants qui laissaient, dès les premiers jours de la guerre, nos soldats mourir de faim?
Je m’informe. Cet homme est coupable d’avoir pris part à une insurrection. La Commune? Non. Le 4 septembre.
Le général d’Aurelles de Paladines commandait alors à Marseille. M. d’Aurelles dit Paladines fut fait, de colonel, général en décembre 1851, par M. Espinasse, en récompense de sa vigoureuse participation à l’insurrection du prince président. Il s’en vantait sous l’empire.
Le 4 septembre, Marseille acclame la République Le général du 2 décembre tient pour l’Empire. Le conseil municipal le remplace par l’homme qui vient de subir cette peine. Le gouvernement de la défense confirme la nomination.
C’est pour avoir exercé ces fonctions qu’il a été condamné.
D’ailleurs, il était universellement estimé et honoré. Deux ou trois mois après le 4 septembre, il était intendant, avec de l’avancement, dans l’armée de Faidherbe.
*
Plus de doute. J’entrevois l’affreuse vérité. L’Empire est rétabli ! Le complot a réussi! Nous sommes retombés entre les mains du misérable de Chislehurst!
C’est sûr. MM. Trochu, Thiers, tout le gouvernement de, la défense , tous les généraux qui lui ont obéi, sont enfermés ou déportés. On fait le procès de la révolution qui suivit Sedan.
Eh bien! non! nous sommes en République. En République! Alors c’était un rêve, un rêve hideux? Cette scène affreuse était un cauchemar? Nullement! Elle a eu lieu, au nom du peuple français, qui a proclamé la déchéance de l’empire, et si on a refusé après, au patient, le coup de grâce, c’est qu’il avait été gracié.
Eh, mais, citoyen Pelletan, où vous croyez-vous, pour écrire des choses pareilles? Heureusement, il y a un gouvernement! Ma dernière citation est pour le Journal Officiel du lendemain 25 novembre:
Le Président de la République française
Vu l’article 9 § 4 de la loi des 9-11 août 1849;
Considérant que dans un article inséré au numéro du 24 novembre 1871 et signé par M. Édouard Lockroy, le journal Le Rappel insulte les défenseurs de l’ordre et de la légalité pendant l’insurrection [etc., je n’ai pas cité cet article, je passe donc]…
Considérant que dans un autre article inséré au même numéro, signé par M. Camille Pelletan et intitulé « Est-ce un rêve? », le même journal, en présentant la justification du sieur Brissy, condamné par le conseil de guerre, dénature les faits qui ont motivé la condamnation et s’efforce d’appeler le mépris et la haine sur la justice qui l’a prononcée et qui l’a fait exécuter,
Décrète:
Art. 1er. Le journal Le Rappel est et demeure suspendu.
Art. 2. Les ministres de l’intérieur et de la guerre sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution du présent décret.
C’est donc signé par Thiers et les deux ministres en question. Et voilà, plus de Rappel! Il ne reparaissait pourtant que depuis le 1er novembre…
*
La photographie vient du Musée Carnavalet.