Le 3 novembre dernier, j’ai rendu compte des efforts faits par Léon Bigot (et Victor Hugo) pour obtenir la grâce de Gustave Maroteau, condamné à mort. Envoyé au bagne de l’Île Nou (Nouvelle-Calédonie), Gustave Maroteau y est mort de phtisie, ce que j’avais signalé, à la fin de l’article, en donnant la date de sa mort, 17 mars 1875.

Mon ami Maxime Jourdan m’a alors signalé que Gustave Maroteau était mort le 18 mars, m’envoyant une copie de son acte de décès. Incontestablement, le 18 mars… à une heure du matin. La date, 18 mars, est confirmée par le « registre matricule » du bagne.

À Paris, c’était alors le 17 mars en début d’après-midi. Pas une erreur très grave. Sauf que la tradition le dit, Gustave Maroteau savait qu’il allait mourir et il avait voulu « tenir jusqu’au 18 mars ».

Je suis donc partie à la recherche des sources de cette « tradition ». Parmi ceux qui étaient au bagne avec Gustave Maroteau, il y avait Alphonse Humbert et Gaston Da Costa.

Alphonse Humbert a publié dans L’Intransigeant des 3 et 6 mars 1881 un texte qu’il avait écrit aussitôt après cette mort. En voici l’essentiel (en vert):

Maroteau vient de mourir. Nos amis de l’île Nou ont seuls pu l’embrasser à son lit de mort et, seuls, ont assisté à ses derniers moments. C’est dans les lettres qu’ils m’ont écrites pendant les trois jours qui ont suivi la mort que je puise tout ce que je vais mettre ici. Dans les camps, même peu éloignés de l’île Nou, nous avons reçu presque simultanément la nouvelle de l’état désespéré de Gustave et celle de sa mort. Nous savions seulement que, depuis quelques mois il s’affaiblissait chaque jour. […] Il était donc soumis au régime commun de l’hôpital. Depuis ce changement, il déclinait. Mais il y avait si longtemps qu’on disait qu’il allait mourir ! Et l’œil était si clair,  la vie intellectuelle si active! On croyait qu’il surmonterait cette crise comme tant d’autres. Pourtant, le lundi 15 mars, Fortin demanda au médecin ce qu’il pensait de l’état de Gustave. Le médecin répondit:

Il n’y a plus rien à faire. Il est probable même qu’il ne finira pas la semaine, et je vous engage, vous qui paraissez être son préféré, à le prévenir aujourd’hui, afin qu’il puisse écrire à sa famille. Je vous le conseille d’autant plus qu’il a déjà, à plusieurs reprises, manifesté le désir de savoir la vérité et que c’est un homme à qui on doit la dire.

Fortin était écrasé. Il ne pouvait se décider à porter cette sentence de mort. Nos amis étaient tous d’avis, cependant, qu’il fallait tout dire, et Trinquet accompagna Fortin jusqu’à la porte, pour lui donner du courage. Quand Fortin vit Gustave qui lui souriait en lui tendant la main, il se sentit incapable de parler. Il répondit pourtant à ses questions que le médecin jugeait la situation très grave, mais ne désespérait pas. Gustave, qui l’observait attentivement, dit tout à coup

Tu me trompes, ce n’est pas ça qu’il a dit.

Fortin jura qu’il avait dit la vérité. — C’est bon. Nous verrons.
Le lendemain matin, un infirmier vint prévenir Fortin que Gustave l’atendait. Voici ce qui s’était passé: Gustave, à la visite du matin, avait dit au médecin :

— Monsieur, ai-je la voix, les yeux d’un homme qui va mourir? Examinez-moi bien, et dites-moi si c’est la fin ou si je puis encore, espérer vivre.
— Il n’y a plus aucun espoir.
— Quand dois-je mourir?
— Peut-être aujourd’hui, peut-être demain. Avant peu certainement.
— Comment dois-je mourir ?
— Vous mourrez sans vous en apercevoir.
— Dans une syncope ?
— Probablement.  Et, après un silence: Monsieur, faites, je vous prie, tout ce qui vous sera possible pour me conserver la vie jusqu’au courrier, je voudrais lire encore une lettre de ma mère.
— Je ne puis pas vous promettre cela

Quand Fortin entra dans la salle, Gustave lui cria : « Te voilà, lâche! tu savais que j’allais mourir, et tu n’as pas eu le courage de me le dire, reste auprès de moi, nous écrirons ce soir à ma mère. »
L’heure qui suivit fut fiévreuse. Gustave parlait beaucoup, mais toujours il revenait à sa mère. Puis :

 C’est dur pourtant de mourir à vingt-six ans. Pourquoi ne m’ont-ils pas fusillé? C’était beau, ces fusillades au grand soleil. Je serais mort fièrement. Ils savaient bien ce qu’ils faisaient en me commuant.

Il faisait une pause après chaque phrase. Il parlait aussi de l’avenir qui l’attendait s’il eût vécu, et il reprenait :

Oui, c’est dur. Mais, ma mère! Ah! ma pauvre mère ! Elle ne supportera pas ce coup. Ma mort va la tuer.

Et des larmes, à cette pensée, coulaient sur ses joues. Il causa ainsi quelque temps, encore, parlant de ses amis d’autrefois, d’Enne, de Puissant, de Vallès, de moi, mais toujours il revenait à sa mère :

Vous direz à Alphonse de lui écrire, n’est-ce pas? Il faut que ce soit Mme Humbert qui la prépare et qui lui dise ma mort. Gaston et Giffault enverront aussi leurs mères. Ta sœur ira aussi.

Puis, Giffault vint, Gustave l’embrassa :

Venez tous, que je meure avec des figures aimées autour de moi.

Ils restèrent avec lui jusqu’à sept heures du soir, moment de la rentrée dans les cases. C’est ce jour qu’il dicta la lettre à sa mère. On l’avait soulevé un peu, pour qu’il parlât plus facilement. Cela le fatiguait beaucoup. Il dictait d’une voix émue, tremblante parfois, mais forte, au milieu d’un profond silence. Tous les condamnés, dressés sur leur lit, écoutaient.  Ce jour encore, l’aumônier, M. Montvouzier, vint. Il s’approcha du lit, timidement, murmurant d’une voix peu assurée quelques banalités sur les devoirs de sa profession. Gustave se dressa :

Je vous prie de ne pas approcher. J’ai pu, en bonne santé, causer avec vous de choses indifférentes, mais aujourd’hui que je vais mourir, votre présence me blesse. Allez-vous en.

Le prêtre balbutia une excuse et sortit.  Gustave fut tout joyeux après cette visite. La voix lui revint. Il était gai ; il faisait des plaisanteries sur sa syncope ; il faisait enrager Éloi, le fidèle qui le soignait avec un grand dévouement depuis de longs mois. Il disait :  

Je donne ma pipe à Alphonse ; il ne pourra pas fumer sans se souvenir de moi ; je donne mon carnet à Fortin, et je légue mes dettes à la République.

(Il devait une quarantaine de francs.) Il m’attendait. On m’avait prévenu et je faisais tous mes efforts pour me faire envoyer à l’ile Nou, feignant une maladie, réclamant la visite à un médecin. Mais tout fut inutile. Il répétait :

Alphonse viendra trop tard, vous verrez! Vous lui avez dit que j’allais mourir, n’est-ce pas?. J’aurais voulu l’embrasser, cependant. 

Le soir, on avait autorisé nos amis à entrer. Tous vinrent. Gustave se sentait heureux de les voir.

Gaston Dacosta, Alexis Trinquet, Maxime Lisbonne, tous sont là:

À Lisbonne, qui se disputait toujours avec lui et qui, ce soir-là, pleurait:

Grosse bête! Tu pleures parce que je vais mourir. Embrasse-moi, va, et ne pleure pas! Souviens-toi seulement!

 À suivre