Comme je l’ai dit dans l’article précédent, c’est un article d’Amilcare Cipriani, paru dans La Petite République socialiste du 3 septembre 1902 qui a fait réagir Galliffet.
Quant à Cipriani, c’est la publication par le Journal des Débats du « Journal » de Galliffet qui l’a outré.
Voici, extrait de l’article de Cipriani, le récit que contestait le massacreur:
Une fois, l’exécution avait lieu dans l’avenue des Ternes; les victimes étaient une soixantaine. Parmi elles, il y avait un garçon boucher, grand, fort, fier et beau, les bras de la chemise retroussés jusqu’en haut, la large poitrine découverte et toute noire de poudre; il attira tout de suite l’attention du bourreau.
— Qu’étais tu dans la Commune?
— Artilleur.
— Tu ne diras pas, toi, que tu n’as pas fait feu sur nous.
— Je vous ai foutu des coups de canon tant que j’ai pu, et je regrette de ne pas pouvoir en faire encore autant.
— Tu sais ce qui t’attend?
— Oh! je m’en moque.
Devant tant de courage, le soudard enragea. Une idée féroce traversa son esprit.
— Tu es marié? demanda-t-il.
À cette demande, toute la vaillante crânerie du fédéré croula, et d’une voix douce et tremblotante, il répondit:
— Oui, général.
— Tu as des enfants?
Une larme brilla dans les yeux du brave fédéré.
— Oui, j’en ai deux…
— Imbécile, il fallait rester avec ta famille.
— Tant pis! il est trop tard…
— Voudrais-tu voir les tiens avant de mourir?
— Ah! mon général, si vous faites cela, je vous en serai bien reconnaissant, et je mourrai content.
— Où demeure ta femme?
— Tenez, là, mon général, au 45 de l’avenue, cinquième étage, porte à droite.
— Comment s’appelle-t-elle?
— Mme Dubois.
Galliffet, immédiatement, donna l’ordre à un gendarme d’aller la chercher. Le gendarme parti, Galliffet, croisant ses bras sur la poitrine et se tournant devant le garçon boucher ému et anxieux d’embrasser sa femme et ses deux bébés, lui dit:
— Et toi, tu crois que je vais te faire voir ta femme et tes enfants? Allons donc! Gendarmes, fusillez-moi ça!
Et il fut fusillé.
Quelques instants après, le gendarme revenait, accompagné d’une femme tremblante et en larmes et de deux enfants, un de six mois qu’elle tenait dans ses bras, et l’autre de deux ans qu’elle tenait par la main.
— C’est vous madame Dubois?
— Oui, monsieur.
— Voilà votre mari.
La pauvre femme se jeta en sanglotant sur le corps criblé de balles du malheureux fédéré. Galliffet ordonna au peloton de gendarmes de faire feu sur la femme et sur les enfants. Les gendarmes hésitèrent. Galliffet les menaça de les faire tous fusiller. Les fusils partirent. La femme et l’enfant de deux ans furent tués. Celui de six mois eût une jambe cassée. Un médecin de l’armée, présent à cette boucherie, s’élança sur les cadavres et prit dans scs bras le bébé tout sanglant. Galliffet fit fusiller le médecin et le petit bébé. Est-ce que l’infâme Galliffet nous racontera ces choses odieuses dans ses mémoires?
Cipriani accompagne ce récit détaillé de la mort de la famille Dubois, qui vivait au 45 avenue des Ternes, d’une note de bas de page dont voici le texte:
Je ne me souviens avec précision ni du numéro, ni du nom de la famille martyre. Ce fait atroce et incroyable fut raconté par un témoin oculaire à notre vaillant et regretté ami Benoit Malon, qui le transcrivit fidèlement, avec les noms des victimes, ainsi que celui du médecin, dans son œuvre admirable, La Troisième défaite du Prolétariat français, où je l’ai lu il y a une dizaine d’années.
Ah! Ils ne s’appelaient pas Dubois, ils n’habitaient pas 45 avenue des Ternes, c’est quelqu’un qui l’a dit à Malon qui l’a copié dans son livre (en 1871), et Cipriani l’a lu… il y a une dizaine d’années…
je vous laisse aux réflexions que ceci vous inspire
en attendant le troisième article
de ce petit feuilleton
Livre cité
Malon (Benoît), La Troisième défaite du prolétariat français, Neuchâtel (1871).