Nous avons vu dans les deux articles précédents que Galliffet, qui n’avait jamais démenti aucun des crimes (appelons-les par leur nom) commis pendant la Semaine sanglante que la presse lui avait attribués, s’est donné la peine de démentir le récit fait par Amilcare Cipriani d’un massacre, que lui, Galliffet, aurait commandé, d’un artilleur, de sa famille et d’un médecin, avenue des Ternes.
Il y a peu (ou il n’y a pas) de témoins de ce type de massacre. Amilcare Cipriani, capturé lors de la « sortie torrentielle » du 3 avril 1871, était dans une prison (ou sur un ponton) pendant la Semaine sanglante. Il ne prétend pas avoir été témoin de la scène. Il cite Benoît Malon (dont il a lu le livre dix ans plus tôt). Comme tous les membres de la Commune qui ont échappé au massacre, Benoît Malon était caché pendant celui-ci et n’en a donc rien vu… et cite un « témoin oculaire ». Mais d’ailleurs, que dit-il exactement, Benoît Malon?
Dans le même arrondissement [il est question des Batignolles], on a vu un homme qui n’a pris aucune part à la lutte, entraîné aux yeux de sa femme (comme il sortait pour se procurer un peu de nourriture dans [pour] sa famille) par une soldatesque ivre de sang, sa femme accourt, un enfant dans les bras, pour protester de son innocence; on n’écoute rien, et comme elle tenait son mari étroitement embrassé et qu’il aurait été trop long de les détacher, on fusille homme, femme et enfant. M. Izquierdo, docteur médecin, se précipite pour donner des soins à l’enfant qui respire encore — il est saisi et fusillé à son tour.
C’est assez différent de ce qu’a écrit Cipriani: on ne va pas chercher la femme, dont le nom n’est pas dit, les deux époux sont fusillés ensemble, il n’y a qu’un enfant… et le nom de Galliffet non plus n’est pas cité.
La petite note de bas de page de Malon nous apprend que la source est le livre de Vergès d’Esbœufs, qui s’affirme « témoin oculaire » (ce livre est daté de juillet 1871 et paru à Genève) — mais je doute qu’il ait vraiment vu tout ce qu’il raconte. En effet, le passage de Malon ci-dessus est intégralement copié dans ce livre, au nom près du médecin, que Vergès appelle Esquerdo (gauche, en portugais) plutôt qu’Izquierdo (gauche, en espagnol). Il y avait en effet un chirurgien major dans le 17e arrondissement qui s’appelait Izquierdo (et que peut-être Malon connaissait) — d’après le Figaro du 7 juin, il a bien été fusillé (mais pas tout à fait comme le raconte Vergès).
En bref, non seulement l’histoire que raconte Cipriani est très romancée (ajout de noms des personnages, d’adresse, dialogues, de l’épisode « aller chercher la femme », d’un bébé…), mais en plus, il est plus que vraisemblable que Galliffet n’était pas dans les parages: il l’aurait clamé et serait mentionné.
Galliffet avait beau jeu pour démentir!
Mais… n’y avait-il pas assez à dire contre cet infâme (voir le premier article de cette série et La Semaine de Mai)?
Comme dit Edmond Claris dans la Petite République du 23 septembre 1902,
Les actes de Galliffet pendant la Commune relèvent de la conscience publique, et celle-ci s’est prononcée depuis longtemps.
Dans les « Souvenirs d’un insurgé » de Paul Martine, qui datent aussi du début du vingtième siècle (et qui sont un des textes les plus imprécis que je connaisse), on lit:
Au bagne de Nouméa, un vieux proscrit raconta à Cipriani l’histoire suivante, dont il avait été témoin: on venait de perquisitionner dans une maison. Les soldats en avaient extrait un combattant des derniers jours, dénoncés par quelques voisins. Cet homme savait qu’il allait mourir. Il s’adressa à un chef de bataillon, qui guidait les recherches, et lui demanda, comme suprême grâce, la permission d’embrasser sa femme et ses enfants. Le commandant hésite un instant, puis sourit, et ordonne de faire descendre la famille. À peine est-elle en bas de l’escalier, se précipitant vers le malheureux qui va périr: « Fusillez-les tous! » crie l’officier. Pêle-mêle, on égorgea le mari, la femme et les enfants.
Sans Galliffet, sans Dubois, sans Malon, sans Vergès, mais toujours avec un témoin oculaire (différent) et toujours avec Cipriani… la même histoire que, sans doute Cipriani racontait et que Martine a encore déformée…
Citoyen Cipriani, et nous tous, « amis » de la Commune, cessons de défendre des « vérités » si approximatives… qu’elles n’ont plus rien de vérité… Vérifions les sources de ce que nous croyons et répétons depuis toujours. Ce n’est pas parce qu’on répète et répète une contre-vérité qu’elle devient une vérité. Encore moins qu’elle aide la vérité à se faire reconnaître…
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Avec tout mon respect quand même à Amilcare Cipriani, dont j’ai déjà utilisé le beau portrait qui sert de couverture à cet article.
Livres cités
Malon (Benoît), La Troisième défaite du prolétariat français, Neuchâtel (1871).
Vergès d’Esbœufs (Alphonse-Joseph-Antoine), La vérité sur le gouvernement de la Défense nationale, la Commune et les Versaillais, Genève, Impr. coopérative, 1871.
Pelletan (Camille), La Semaine de mai, Maurice Dreyfous (1880).
Martine (Paul), Souvenirs d’un insurgé, la Commune 1871, Perrin (1971).