Ce que je cherchais, c’était les mentions du livre La Semaine de Mai (celui de Camille Pelletan) dans la presse. J’y reviendrai. Pour aujourd’hui, sachez que je trouvai L’Humanité du 28 mai 1911. C’était, comme quarante ans auparavant, un dimanche. Sans surprise, le quotidien socialiste titrait donc « Aujourd’hui au Père Lachaise », sur les six colonnes de sa une. Sans surprise non plus, l’éditorial était signé de Jean Jaurès, sous le titre peu surprenant « Souvenir des jours tragiques ». La surprise, c’est le contenu. Le voici — et vous comprendrez que cet article sera suivi d’autres.

L’Angleterre lit en ce moment avec passion les mémoires du général William Butler. Il est mort l’an dernier après une des existences les plus agitées, les plus diverses qui se puissent concevoir. Dans l’Inde, au Canada, contre les Achantis de l’Afrique Occidentale, au Transvaal et dans l’Afrique du Sud, en Égypte, il a servi l’impérialisme anglais. Mais cet homme, tout en portant avec lui la force de la conquête et du glaive, n’a jamais oublié qu’il était d’origine irlandaise. Enfant, il avait vu les évictions impitoyables des pauvres paysans d’Irlande, l’horrible famine qui fit plus que décimer le peuple, toutes les douleurs, toutes les misères, tous les désespoirs d’une nation asservie et violentée. Et dans sa course de violence à travers le monde, il portait dans son cœur une sympathie secrète pour tous ceux que brutalisait la force de l’épée.
C’est ainsi que tout, jeune, et dès l’année 1861, il constatait ce qu’a de factice la domination des Anglais dans i’Inde, pressentait la sourde révolte de ce peuple indien que l’Angleterre gouvernait sans le comprendre et sans l’aimer. Attiré par tous les spectacles émouvants de la vie, il accourait, au retour de longues chasses et de longues rêveries dans les solitudes de l’Ouest américain, pour assister aux derniers sursauts du Paris de la Commune.
Et il 
me semble, ayant commencé ces jours-ci la lecture de ce livre sans me douter que j’y trouverais des souvenirs se rapportant à l’anniversaire d’aujourd’hui, que je ne puis mieux renouveler l’hommage aux combattants héroïques de la Semaine Sanglante qu’en montrant comment, dans la mémoire et dans les récits du général anglais, se dresse la figure tragique de quelques-uns d’entre eux.
Ai-je
 besoin d’avertir que ce n’est pas un socialiste qui parle ? C’est un soldat qui, malgré sa protestation d’Irlandais, appartient à la conservatrice Angleterre. C’est un admirateur du génie militaire et partiellement révolutionnaire de Napoléon Ier. Il a visité avec une émotion qui n’est pas seulement patriote le champ de bataille de Waterloo. Il se réjouit sans doute que l’Anglais Wellington l’ait emporté, mais il se souvient aussi que le Prussien Blücher a été vainqueur le même jour, et il se demande, si la défaite du général de la Prusse n’aurait pas dispensé l’Angleterre de construire aujourd’hui beaucoup de Dreadnought [cuirassé anglais]. Tout à l’heure, quand il entrera à Paris, il souffrira, il gémira de voir la colonne Vendôme renversée, gisant en tronçons sur le sol et il nous avertit que le ressentiment de cet acte antinapoléonien a durci son cœur contre la pitié qui le surprenait au spectacle de l’horrible chasse à l’homme que les Versaillais vainqueurs menaient dans les rues de Paris contre les Communeux.
Mais 
enfin, voilà celui qui a noté quelques images de ces jours terribles. Il n’a pas obtenu tout de suite la permission d’entrer à Paris; mais du haut du clocher de Saint-Denis, avec l’autorisation des officiers prussiens, il a assisté à l’agonie de la capitale révolutionnaire. Il a vu monter les flammes, celles qu’allumaient les bombes des assiégeants, celles qu’allumait le désespoir des assiégés. Les officiers prussiens fumaient, crachaient, riaient, du haut du clocher de la vieille abbaye, dans la nuit éclairée de reflets sinistres. Ô douleur! et que ceux-là sont des fous qui ne comprennent pas que dans l’Europe d’aujourd’hui, toute chargée de passions sociales, le seul moyen de prévenir les déchaînements de violence et d’assurer l’évolution régulière de progrès ordonné, c’est d’éviter les chocs furieux entre les nations et la contagion des incendies de la guerre!
Oui, 
mais voyez quel respect d’homme et de soldat émeut l’âme de l’Anglais Butler à la rencontre des combattants désarmés et enchaînés de la Commune vaincue! Butler, contournant Paris, est arrivé à Versailles. C’est un splendide jour de mai, un des plus beaux qui aient lui sur la terre. Les fleurs ont des parfums; les oiseaux chantent; dans l’épaisseur des feuilles; les arbres baignent dans la douceur de l’azur. Mais voici que sur la grande route de Versailles à Paris les troupes avancent entre les ormeaux, revenant de Paris forcé: « chevaux maigris, hommes lassés à la figure irritée et graisseuse; uniformes couverts de poussière et déchirés. Derrière eux venait sans ordre une bande de Communeux prisonniers, hommes, femmes, enfants, en haillons, fiers et farouches, marqués de poudre, ruisselants de sueur; peuple comme je n’en avais jamais vu, comme jamais on n’en vit depuis; faces au dernier degré d’épuisement, faces qui regardaient avec dédain la hurlante populace des bourgeois, huant, et courant d’ormeau en ormeau, jetant sur les soldats vaincus d’ignobles épithètes. À la fin de la colonne venaient les charrettes avec les blessés. Dans une d’elles était assise, le front levé, une femme au printemps de la vie. Sa chevelure noire était répandue sur ses épaules. Sa figure olivâtre traversée d’une entaille, saignait. Ses mains étaient liées derrière son dos; deux ou trois hommes blessés gisaient à ses pieds, frappés à mort. Mais il aurait pu y avoir des milliers de morts autour d’elle: c’est sa face qui appelait et retenait le regard. Je n’ai jamais oublié la figure de cette fière et belle femme qui, défiait le vainqueur. Je la suivis des yeux tandis qu’elle se profilait sur le fond du grand château. »
N’est-ce pas
la symbolique et héroïque figure de la Révolution vaincue et indomptable? Butler, accablé par tous les souvenirs et toutes les émotions qui se pressaient dans cet horizon d’histoire, le grand roi, les courtisans sans pudeur, la France naufragée, marque sur ses notes rapides: « Que peut-on espérer désormais ? » Et il ajoute C’est la nature même qui me répondait, avec sa lumière et sa sève, avec sa force immortelle de renouvellement.
Non, 
ce n’est pas la seule force spontanée de la nature et de la vie, ce n’est pas la seule divinité brute des choses et la chaleur élémentaire du soleil, c’est la puissance accrue de l’idée, c’est la lumière grandissante de la doctrine, c’est la force amplifiée de l’organisation qui assurent, dans l’horizon agrandi, la victoire du prolétariat meurtri, sa noble et humaine revanche pour le bien de tous les hommes.

Jean Jaurès

Dans les articles suivants, je vous en dirai plus sur le « témoignage » de William Butler.
À suivre, donc!

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La photographie représente Jean Jaurès quelques années avant (1907). Je l’ai trouvée sur Gallica.

Livre cité

Butler (William Francis), An autobiography, Constable (London) (1911).