Après avoir lu l’article de Jaurès dans L’Humanité du 28 mai 1911 (article précédent), j’ai voulu en savoir plus sur ce que Butler racontait avoir vu à Paris. Il se trouve que j’ai pu, moi aussi, aller à Paris (il y a à peine un an, le 17 mars 2021, c’était presque une nouveauté), que j’ai donc commandé le livre à la Bibliothèque nationale de France (non sans avoir constaté qu’il n’en existe pas de traduction française).

Malgré sa présence dans les rayons depuis 1911, cet exemplaire du livre n’était pas coupé (autrement dit, il n’avait jamais été ouvert — on me l’a gentiment coupé et j’ai pu le lire. 

C’est donc un texte rare…

Avant de vous en traduire les passages les plus intéressants (Jaurès nous en a traduit un dans l’article précédent), voici quelques informations sur William Butler, précisant, puisque j’ai un peu plus de place que lui, ce que Jaurès nous en a dit.

William F. Butler est né le 31 octobre 1838, septième enfant de Richard et Ellen Butler, à Tipperary en Irlande. Il a donc vu dans son enfance la famine en Irlande. La guerre de Crimée s’est déroulée pendant son adolescence, et la « révolte des Cipayes », comme on a appelé la première guerre d’indépendance indienne, alors qu’il avait dix-huit ans. Et puis, il est devenu officier britannique. Ce qui l’a amené en Inde, mais aussi dans les îles anglo-normandes. À Guernesey, il a pris des leçons de français avec un émigré français, mais aussi il a été invité à déjeuner plusieurs fois par Victor Hugo (entre octobre et décembre 1866). Pour préciser ce que Jaurès nous a dit sur son rapport à Waterloo, j’ajoute que William Butler a trouvé que la description de Waterloo dans Les Misérables était la plus belle chose qu’il ait jamais lue. Nous verrons dans son texte l’immense admiration que Butler portait à Napoléon. Ensuite, son régiment a été rappelé en Irlande, puis envoyé au Canada.

Bref, le 31 décembre 1869, accompagnant un de ses amis très déprimé, il arrive pour la première fois à Paris.

« Paris in her glory », écrit-il. Je vais traduire, mais je ne résiste pas au plaisir de ce féminin, qu’on n’entend pas en français…

Je venais pour la première fois dans la capitale française, et mon pauvre ami semblait prendre plaisir à me montrer les lieux. En décembre 1869, Paris était au sommet de sa gloire; le baron Haussmann avait mis la dernière touche aux grandes voies et édifices du Second empire. Je n’oublierai jamais l’impression que me fit l’éclat de la lumière de la place de la Concorde lorsque nous y arrivâmes, par une nuit claire et glaciale, la dernière de l’année, une heure après notre arrivée de la sombre, sale et pesante Londres. Toutes les longues rues étincelantes rayonnaient autour de ce centre brillant; la cour impériale était aux Tuileries et les fenêtres de ce célèbre palais resplendissaient à travers les arbres dénudés.
Nous nous rendîmes place Vendôme et nous fûmes, enfin, au pied de la colonne romaine, enveloppée dans tout le bronze d’Austerlitz, la statue du grand commandant, au-dessus, à peine discernable à la lueur des étoiles. Demain, notre première visite serait à sa tombe sur l’autre rive. Tout semblait si réel, en cette nuit ultime de l’année; et pourtant cette démonstration d’orgueil et de pouvoir, apparemment aussi stable et solide que la terre sur laquelle elle se dressait, n’avait plus à ce moment qu’un peu plus de six mois à vivre.

Butler place donc la fin de l’empire en juillet 1870 — à la déclaration de guerre, je suppose.

J’étais destiné à me retrouver, un an et demi plus tard, place de la Concorde, à voir les palais réduits en cendres fumantes, les statues déchirées à coups de canon et la grande colonne avec sa forme imposante couchée dans la poussière de la place Vendôme. Mais j’anticipe.

Son ami donne des signes de folie de plus en plus grands, au point de vouloir le jeter par la fenêtre de sa chambre, de sorte qu’ils se séparent et que Butler quitte Paris. Son ami participe aux obsèques de Victor Noir, visite la prison de Mazas… et ne retrouve jamais la raison. 

Je saute une douzaine de pages et dix-sept mois. William Butler est à Londres.

Soudain, un matin, le Times annonça que Paris brûlait. [Ici, il faut que Paris brûle et que le Times ait le temps de publier la nouvelle. Nous sommes donc, au plus tôt, le 24 mai.]
Nous avions reçu les nouvelles de la guerre entre la France et l’Allemagne sur la rivière Winnipeg en août et, par intervalles, des échos des combats colossaux au Nord-Est de la France et du siège de Paris avaient atteint le théâtre éloigné de notre petite expédition. Puis, comme je m’éloignais de toute source d’information, comme l’hiver s’épaississait sur le pays, un silence complet avait suivi; enfin, le 20 février, comme je revenais à Fort Garry, je trouvai une notation « Appris capitulation Paris ». Depuis ce jour, l’intérêt semblait avoir disparu. Et voilà qu’il se réveillait.
Celui qui avait été mon compagnon de Fort Garry à Ottawa était au Foreign Office [affaires étrangères à Londres]. J’y allai immédiatement et lui dis ce que je voulais — un passeport pour Paris, dès que possible. « Vous savez ce que dit Voltaire », me répondit-il, « des singes et des tigres » [le pays des singes et des tigres, ainsi Voltaire aurait désigné la France]. « Vous allez trouver le tigre. Si j’étais vous, je n’irais pas ». J’insistai, obtins le passeport, et le soir même pris le train de Charing-Cross à Douvres.
Il fait jour tôt, à la fin mai. L’ouverture de la porte du wagon à Abbeville me tira du sommeil; un soldat, un pickelhaube 
[casque à pointe] était dans le wagon; un garde prussien sur le quai de la gare; on examina les passeports, on leur compara les passagers [il y avait un simple signalement sur les passeports], puis nous repartîmes. Il était encore très tôt lorsque nous arrivâmes à Saint-Denis, la limite extrême où le train s’arrêtait. Encore plus de gardes prussiens partout. Inutile de poser la question: nous devions rester là. L’État-Major n’ouvrait pas avant huit heures. Je pris le petit déjeuner avec un autre homme venant de Londres. Puis vint l’État-Major. Mon compagnon parlait bien français; c’était un homme de droit et les usages de l’armée lui étaient complètement étrangers. À nous deux, nous formions une excellente équipe pour négocier avec l’état de siège.

À suivre

*

Je n’ai pas trouvé d’image nocturne de la place de la Concorde à l’hiver 1869. En voici une diurne (et probablement estivale) en 1867, due à J. Ansseau et que j’ai trouvée au musée Carnavalet.

Livre

Butler (William Francis), An autobiography, Constable (London) (1911).