Suite du récit de William Butler, toujours à Saint-Denis, nous sommes le 25 mai 1871, peut-être le 26.
Nous fûmes conduits devant un grand barbu, officier bavarois de haut rang. Mon compagnon parlait, je lui soufflais. Le commandant était très poli et très ferme. Dans Paris nous ne pouvions pas aller, mais nous étions libres de monter au sommet de la tour de l’abbaye de Saint-Denis [la basilique, je suppose] et de regarder Paris de ce point élevé. On nous donna des laissez-passer pour l’abbaye et nous y allâmes. De la place, nous entendions vers Paris le grondement des lourds canons, mais l’église cachait la vue vers le sud. Nous fûmes bientôt en haut de la tour. Le panorama qui s’ouvrit devant nous était si formidable que nous remarquâmes à peine huit ou dix officiers déjà sur les lieux. Tout Paris était là, du Mont-Valérien à l’ouest à Vincennes à l’est, et apparemment, tout Paris brûlait. Un grand voile de fumée noire pendait en hauteur sur le centre de la ville, alimenté et porté par huit hauts piliers de flammes et de fumée qui s’élevaient tout droit, dans la calme atmosphère ensoleillée d’un matin de mai. Une batterie de canons tirait sans cesse du sommet arrondi de Montmartre à notre droite vers les Buttes-Chaumont, Belleville et le Père Lachaise à notre gauche puisque nous regardions vers le sud. D’un autre point à gauche de ce front, apparemment du parc des Buttes-Chaumont, une batterie de l’armée communeuse [le texte anglais dit « communist »; par cohérence avec l’article de Jaurès, j’ai choisi de traduire ce mot par communeuse/communeux] répondait aux canons de Montmartre. Les obus décrivaient de grands arcs, leur trace rendue visible par la fumée et la fusion.
Sous les trajectoires de cette canonnade, on voyait les coupoles et les tours de la moitié nord de Paris, et même certaines de la rive gauche. Les incendies semblaient se trouver au centre de la ville, autour de Saint-Eustache, des Tuileries et du Louvre, et de l’Hôtel de Ville.
Nous ne pûmes obtenir que peu d’informations des officiers prussiens en haut de la tour. Les troupes versaillaises étaient entrées dans Paris par l’ouest trois ou quatre jours plus tôt [le 21, ce qui confirme que nous sommes bien le 25]; les tirs n’avaient pas cessé depuis et leur avancée d’ouest en est avait été lente mais régulière. Elles étaient maintenant à Montmartre, d’un côté, et au-delà du Panthéon de l’autre. Les « Rouges » s’étaient retirés au nord-est de la ville et ils semblaient livrer une dernière bataille de La Villette au Père Lachaise. Les incendies faisaient rage depuis trois jours et trois nuits, et beaucoup de monuments avaient été détruits. [En réalité, les incendies n’ont pas commencé avant le 23 mai.]
Quelle étrange vue! Assurément, depuis l’époque de Dagobert [le bon roi Dagobert vécut au septième siècle], Saint-Denis n’en avait jamais connu de pareille. Des officiers allemands regardant la France bombarder Paris en fumant, crachant et riant!
On avait le temps de regarder tout autour de cet observatoire élevé. Au nord, il y avait le fort de La Briche, qui avait tant souffert des batteries prussiennes [celui-là était en zone d’occupation prussienne]; deux ou trois miles plus à l’est, c’était le village du Bourget où de terribles combats avaient eu lieu quelques mois auparavant. La vieille abbaye où nous nous trouvions montrait de nombreuses cicatrices et blessures. Des obus tirés au-dessus de La Briche par des batteries prussiennes s’étaient rencontrés là avant de tomber à terre; le toit était percé à plusieurs endroits; la tour sur laquelle nous étions avait été atteinte; et un obus avait emporté la tête de la grande statue en pierre de Saint-Denis au centre de la toiture. [Je ne sais pas à quelle statue Butler fait allusion. Il est difficile de ne pas mentionner ici que le portail nord de la basilique montre la décapitation de Saint Denis: le saint tient sa tête, déjà coupée, entre ses mains.]
Nous descendîmes les volées de marches jusqu’à la grande place sous laquelle reposait dans une même tombe la poussière de la vieille France royale. Les Allemands sur la tour et la scène à laquelle ils assistaient impassibles éteint-ils le châtiment des outrages d’il y a soixante-dix-huit ans? [Ce qui fait 1793. Les tombes des souverains ont alors été profanées et leurs restes jetés dans une fosse commune du cimetière voisin.] Il nous semblait avoir assisté à la mort de la France.
Il n’y avait rien de plus à faire à Saint-Denis. Y avait-il moyen de se rendre à Versailles? Oui, un omnibus y allait chaque jour, mais il fallait un laissez-passer pour le prendre. Nous retournâmes à l’État-Major, obtînmes le laissez-passer après une nouvelle inspection de nos passeports, montâmes sur l’impériale de l’omnibus et attendîmes le départ. Il n’était pas encore midi. Toute cette longue après-midi, nous nous traînâmes au long d’un chemin détourné pour Versailles, restant entre deux méandres de la Seine et la traversant finalement sur un bac près de Bougival [Saint-Denis est sur la rive droite et Versailles sur la rive gauche, l’itinéraire indiqué reste donc sur la rive droite, par Épinay, Argenteuil et Chatou, jusqu’à Bougival.]. C’est là que nous passâmes de la zone allemande à la zone française. Tous les ponts avaient été détruits, les champs étaient en désordre et les maisons en lambeaux, ils avaient été souvent atteints par la canonnade du Mont-Valérien au cours de l’hiver.
Il était intéressant de remarquer, le long des douze à quinze miles de ce voyage [je vois 30 km], comme ce fleuve et ses nombreux méandres avaient facilité aux Allemands l’investissement de Paris à l’ouest. Détruire les ponts, surveiller, bien se tenir sur la rive la plus éloignée — il n’y avait pas davantage à faire, de Saint-Denis au nord jusqu’à Bougival au sud.
Nous arrivâmes à Versailles au crépuscule. Mon compagnon connaissait un de nos compatriotes, le correspondant d’un journal de premier plan de Londres. Nous trouvâmes son hôtel, où il était en train de jouer au billard. « Vous n’avez pas la moindre chance, nous dit-il, d’entrer dans Paris; on y fait du bien vilain travail. La surveillance la plus stricte empêche les étrangers de passer par la seule porte ouverte, le Point du Jour; il faut un laissez-passer spécial signé par le général. La moitié de Paris est en flammes et on vient d’apprendre que l’archevêque et environ quarante prêtres ont été fusillés par les communeux ». [L’archevêque Darboy a été fusillé à la Roquette le 24 mai et les « environ quarante prêtres », dont beaucoup étaient des gendarmes, sont sans doute les otages de la rue Haxo, exécutés le 26. Soit l’information est déformée — il parle de l’exécution de la Roquette et y ajoute des victimes — mais je crois plutôt que c’est le temps qui a fait se regrouper les exécutions d’otages dans la mémoire de Butler: il répète cette information lorsqu’il relate la fin de sa visite à Paris.] Il nous indiqua où trouver des sofas pour la nuit et nous dûmes nous en satisfaire. Quoiqu’il en soit, j’avais décidé d’essayer d’aller à Paris le lendemain matin.
À suivre, donc
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Je n’ai pas trouvé de vue du Mont-Valérien depuis Saint-Denis en mai 1871, le voici depuis Montmartre en 1848 — image paisible, une aquarelle sans nom d’auteur que j’ai trouvée sur Gallica.
Livre
Butler (William Francis), An autobiography, Constable (London) (1911).