Voici la suite (et la fin) des souvenirs de William Butler à Paris en 1871.
Pour moi, le plus triste était la colonne d’Austerlitz, et sa statue, allongée dans la poussière et les déchets de la place Vendôme. Les tirs des batteries prussiennes de Châtillon et Meudon avaient, pendant le siège, épargné le dôme des Invalides, mais il s’était trouvé des Français assez bas pour faire tomber, de sang froid, le pilier de bronze fait des canons d’Austerlitz, avec la statue du Grand Conquérant à son sommet. Cette vue durcit mon cœur pour les scènes dont j’ai ensuite été témoin. C’était la chasse à l’homme, la recherche de ces malheureux dans tout le nord et le nord-est de Paris. À ce moment-là, les soldats fait prisonniers par les Prussiens pendant la guerre avaient tous été rendus à la France, et il avait été facile pour le gouvernement de trouver des soldats; mais c’étaient des soldats sur les visages desquels il n’était pas difficile de lire l’histoire de la défaite et la démoralisation due à cette guerre. Ils avaient été prisonniers, ils avaient quitté les champs désastreux de la défaite et de la capitulation, et entassés les uns contre les autres par dizaines et par milliers, comme ils entassaient maintenant leurs frères et leurs cousins dans les camps de Versailles et de Satory.
On voyait des soldats partout, oisifs, indisciplinés, sales. Peu d’entre eux semblaient prendre soin d’eux-mêmes, ou de qui que ce soit d’autre. Il n’avaient aucune fierté, aucun sens apparent ou connaissance des choses qu’ils surveillaient de tous côtés. Les rivets moraux de leurs corps et de leurs âmes individuels semblaient aussi lâches que l’étaient les écrous politiques et sociaux de la classe politique pour la fabrique collective de l’État. Les marins étaient tout à fait différents; on leur voyait un regard et un comportement alertes et sérieux: ils semblaient comprendre ce qui s’était passé.
Paris était maintenant plus enfermé que jamais. Ceux qui revenaient de la campagne étaient autorisés à rentrer; ceux qui voulaient quitter Paris pour la campagne ne pouvaient pas sortir. Toutes les prisons étaient pleines et, encore et toujours, on continuait à voir en plus petits groupes les scènes dont j’avais été témoin, lors de ma deuxième soirée à Versailles.
J’allai un jour à la prison de la Roquette. C’est là que l’archevêque de Paris et quarante autres prêtres avaient été fusillés de sang froid par les communeux. [Ici, Butler commet la même confusion qu’à Saint-Denis entre les exécutions d’otages du 24 (à la Roquette) et du 26 mai (rue Haxo).] Cette fois, M. D’Arcy était avec moi, et on nous a fait entrer tout de suite. Un jeune lieutenant de marine nous montra une petite cour intérieure et nous expliqua froidement les procès et exécutions des communeux. « Nous découvrons leurs épaules droites, dit-il. Si la peau du cou et de l’épaule montre la marque noire produite par le recul du chassepot, la cour prononce le simple mot « classe« ; s’il n’y a pas de marque de décoloration sur l’épaule, le président dit « passe » et l’homme est relâché. Ceux à qui on a dit « classe » sont fusillés. Cent cinquante ont été tués ce matin à l’aube dans la cour. » Il y avait tout autour des preuves effroyables que l’homme disait vrai. La cour était pavée de pierres rondes et l’on avait à passer d’une pierre à l’autre pour éviter le sang qui emplissait les interstices. Une odeur horrible emplissait la cour. Le long du mur contre lequel les hommes s’étaient tenus, les mauvaises herbes et la guimauve avaient eu la tête coupée et le mur était percé d’innombrables trous de balles. Un bataillon de marins bretons était employé à cette tâche.
Dans une cellule de la prison, on nous montra la main et l’anneau de l’archevêque assassiné. Sans doute ces effroyables reliques étaient-elles conservées pour motiver les marins dans leur terrible tâche.
Dans une autre cour, il y avait une énorme pile de fusils, sacs, et uniformes, tous faits pour combattre les Prussiens. C’était la fin.
J’avais vu assez de Paris dans son agonie et aurais été heureux de fermer les yeux sur ses souffrances. Mais quitter la ville était maintenant plus difficile que cela avait été d’y entrer une semaine plus tôt.
[Je passe des considérations générales et napoléoniennes.]
J’obtins une permission de quitter Paris. Les trains recommençaient à partir de la gare du nord. Dans mon wagon se trouvaient deux chirurgiens anglais qui avaient travaillé dans les ambulances à la fin de la Commune. L’un d’eux, qui fut plus tard assez connu, racontait quelques faits dont il avait eu connaissance au cours des derniers combats. Une vieille femme fut trouvée, accroupie sous une charrette renversée derrière une barricade; les troupes avancèrent, persuadées que la barricade était abandonnée. La vieille femme tira un coup de revolver sur le premier soldat qui s’approchait d’elle. « J’ai eu trois fils tués dans ce combat, dit-elle, et j’ai juré que je tuerai un ennemi. Maintenant, vous pouvez me fusiller ». Et c’est ce qu’ils firent.
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Et voilà… J’en ai fini avec l’autobiographie de Sir William Francis Butler!
Butler (William Francis), An autobiography, Constable (London) (1911).
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La peinture de la colonne Vendôme est due à Jules Girardet. Je l’ai trouvée au musée Carnavalet.