Après la page publicitaire précédente, suite des aventures de William Butler en mai 1871.

Mon nouvel ami, M. D’Arcy, était aussi efficace qu’il le disait. Le jour suivant [Nous sommes donc maintenant le 27 mai.] je me rendis avec lui à l’État-Major, au château, et je passai l’examen. Nous reprîmes l’omnibus jusqu’au Point du Jour. En plus du passage de canons et prisonniers capturés avec lesquels j’étais familier depuis la veille, nous fîmes une autre rencontre sur la route. C’était un important corps de cavalerie, escortant une voiture dans laquelle étaient assis un petit homme aux lunettes rondes en yeux de hibou et un général en uniforme. C’étaient Monsieur Thiers et le maréchal de Mac-Mahon — le chef de la jeune République et le commandant en chef de l’armée française. La partie combats de la guerre de la France contre la Commune était clairement terminée. 
Quand nous passâmes la barrière de l’enceinte de Paris, il nous restait un long chemin jusqu’à notre destination rue Vivienne. Je portais mon havresac. Mon compagnon habitait déjà à l’hôtel des Étrangers, où nous nous rendions. Il n’y avait ni chevaux ni voitures et on voyait peu de piétons; des patrouilles, à pied ou montées, il y en avait partout. Nous atteignîmes la Seine vers Auteuil et suivîmes la rive droite assez longtemps. Le long du fleuve vers le nord de Paris, il y avait encore de la fumée, mais rien de comparable à ce que l’on voyait de Saint-Denis deux jours plus tôt. C’est au crépuscule que nous arrivâmes place de la Concorde, un long crépuscule de mai avec assez de lumière pour nous montrer une partie des dégâts causés par les obus et les incendies. Les grands bureaux de l’État au nord de la place [le ministère de la marine] étaient en ruines, sans toit, noirs de fumée; des masses de papier noirci et brûlé recouvraient le sol pavé et étaient emportées par la brise; le palais du Corps législatif et les immeubles du quai d’Orsay étaient noirs et privés de toit. Regardant à droite par la rue de Castiglione, on ne voyait pas de colonne sur la place Vendôme. Mais le plus étrange était la vue des Tuileries. Il ne restait rien de cet édifice historique, si ce n’est les murs nus, à travers les fenêtres sans vitres à travers lesquels la lueur des planchers et poutres encore en feu lançait un éclat d’un rouge profond; l’effet dans la pénombre était celui de chandelles allumées dans un crâne colossal. Je ne me souviens pas avoir vu un seul être humain dans cette énorme scène de destruction, autour de la place de la Concorde. 
À chaque accès à la rue de Rivoli se trouvait une grande barricade de pierres et de bois. C’était le silence de la mort. Pas une seule lampe allumée. La pénombre semblait se refermer sur un immense cimetière dans lequel même les tombes étaient en ruines. À peine dix-sept mois plus tôt, j’avais vu ces lieux étincelant de myriades de flammes du gaz. Un tour de pouce et d’index peut produire une grande quantité de gaz. 
Nous tournâmes vers les jardins du Palais-Royal et là, au moins, il y avait de la vie. Il faisait maintenant tout à fait sombre, mais deux batteries de soldats campaient dans les jardins et les feux de leur souper fumaient encore. 
Il y avait une vieille femme à l’Hôtel des Étrangers, qui nous laissa entrer après quelques discussions, et nous trouva un peu de bœuf salé pour notre souper. 
Je ne peux entrer dans tous les détails de la semaine suivante, même si ce fut une semaine formidable. Il faisait extrêmement beau; j’étais vite sur pieds et pouvais marcher des heures sans me fatiguer. J’explorai la grande ville dans toutes les directions et je vis de nombreuses choses qu’on n’est pas près de revoir. Un matin après l’autre, je partais tôt, mangeais et buvais quelque part, et rentrais rue Vivienne à la nuit tombée. Les troupes affluaient dans Paris et la chasse aux communeux battait son plein; les barricades disparaissaient; les chevaux commençaient à réapparaître dans les rues. On pouvait suivre les traces des troupes versaillaises vers Belleville des deux côtés du fleuve et dire, d’après les marques des obus et les trous des balles où la résistance avait été la plus acharnée. Une grande bataille avait eu lieu en face de l’Hôtel de Ville et le long du boulevard Sébastopol. Un grand nombre de morts avaient été enterrés en hâte dans le square près de la tour Saint-Jacques et la soleil de mai faisait que l’air sentait mauvais. Une autre bataille avait eu lieu place de la Bastille. Les munitions semblaient avoir littéralement été versées le long des rues avoisinant ce lieu: un chapeau de métal au-dessus d’une boutique de chapelier avait reçu six balles. Au coin de la rue Castex et de la rue Saint-Antoine, chaque mur, chaque fenêtre, chaque porte était troué. La base de la colonne de juillet avait reçu une douzaine de coups de canon. 
L’Hôtel de Ville était le lieu de la plus grande destruction que j’aie jamais vue; tout, à l’intérieur ou autour, avait été réduit en atomes — la grande horloge, le merveilleux escalier, les statues équestres de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité [ici comme à propos de Saint Denis à Saint-Denis, j’ai un doute… et même un peu plus, la liberté à cheval? et quand ces symboles de la République auraient-ils été installés à l’Hôtel de Ville?], tout était brisé, noirci, mis en pièces.
J’allai au Père Lachaise. Ici, entre les tombes, avait eu lieu la dernière bataille, et c’est ici que le feu d’obus que j’avais vu de la tour de Saint-Denis avait fait le plus de ravages. Des grands et nobles soldats dont les tombes et monuments sont au Père Lachaise — Ney, MacDonald, Suchet, Masséna, Kellermann, Foy, Lavalette et Labédoyère — rien n’avait été déplacé ou abîmé; mais certains au moins dans la fraternité des boursicoteurs et capitalistes — cette dynastie qui semble avoir succédé sur le trône à celle laissée libre par les vieux despotes — n’avaient pas eu la même chance. Le mausolée somptueusement vulgaire de Casimir Périer avait été transpercé par des balles et la tombe du duc de Morny semblait avoir été utilisé comme table de salle à manger pas les combattants « Rouges », puisqu’il y était resté des miches de pain et des restes de bouteilles de vin.
Place de la Concorde, l’obélisque égyptien avait échappé à une pluie d’obus tirés par une batterie versaillaise depuis l’Arc de Triomphe, mais la statue de Lille était réduite en morceaux, sa tête et son buste reposaient à terre. Les chevaux ailés de l’entrée principale du jardin des Tuileries [il s’agit du quadrige au sommet de l’arc de triomphe du Carrousel] avaient perdu leurs ailes, les balcons de marbre avaient été frappés, et les arbres, et les chemins asphaltés, et les sols, tout avait été déchiré par les obus.  

À suivre

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L’estampe de Louis Valentin Émile de la Tremblais, que j’ai trouvée au musée Carnavalet, représente la place de la Concorde, du côté de l’entrée des Tuileries. Les touristes anglais ont raffolé des ruines de Paris (ce qui explique que le titre soit traduit en anglais) — bien sûr ils sont venus quelques jours plus tard… 

Livre cité

Butler (William Francis), An autobiography, Constable (London) (1911).