Victoire Tinayre est née, sous le nom… martial… de Victoire Guerrier, le 6 mars 1831 à Issoire. Elle est institutrice (même si elle a dû exercer d’autres métiers), elle a pris parti pour la Commune, et nous avons lu, dans l’article précédent, son récit de l’assassinat de son mari. Elle a écrit la lettre qui suit le 5 octobre 1879, nous y apprenons ce qu’elle a fait depuis et — puisque nous sommes entre la « grâce amnistiante » de 1879 et l’amnistie plénière de 1880 — elle nous y explique comment « la grâce est une peine ». J’ai copié cette lettre dans le livre de Claude Schkolnyk, mais elle a dû paraître dans le quotidien La Marseillaise en octobre 1879. La lettre est en vert.

Monsieur le directeur de la Marseillaise
Répondant à l’appel que vous faites à tous les exclus de l’amnistie, je vous prie d’insérer la protestation que, pour mon honneur, autant que pour celui de notre cause, je dois opposer à l’exception infâmante dont je suis l’objet dans l’application des lois d’amnistie.
Je ne vous raconterai pas comment, pour participation à la Commune, arrêtée le 26 mai 1871, je fus relâchée le lendemain, après l’exécution de mon mari, venu volontairement au Châtelet pour me défendre devant ce qu’il appelait la justice de son parti… Ce serait là une histoire instructive, mais un peu longue… Enfin j’ai trouvé en Hongrie cet abri tant souhaité et je pouvais élever honorablement mes enfants, j’avais mis six ans à consolider mon foyer — il n’a fallu qu’une minute à M. Le Royer [Philippe Le Royer, ministre de la justice, qui a fait repousser une loi d’amnistie plénière] pour le détruire. Je suis une institutrice, c’est-à-dire dans cette situation particulière où la considération est la chose indispensable. Ne voulant surprendre la bonne foi de personne, j’avais hautement déclaré que j’étais une proscrite. Cela ne m’avait pas nui dans un pays où tant de citoyens sont allés, en 49, chercher un refuge à l’étranger contre les persécutions politiques. Sur ce sol fumant, il y a peu de temps encore, du sang de tant de martyrs, les bannis trouvent facilement aide et protection. La société magyare m’avait donc acceptée comme une femme « fourvoyée, peut-être dans les partis extrêmes », mais en définitive, comme une honnête femme. Les familles, les écoles m’avaient ouvert leurs portes; mes cours étaient suivis par des jeunes filles, appartenant à ce qu’on est convenu d’appeler « le meilleur monde ». Bref, je gagnais de quoi subvenir à l’éducation de mes quatre fils et de ma fille. Avant la prétendue amnistie, j’étais classée parmi les maîtresses les plus estimées de Pest; aujourd’hui, les déclarations du gouvernement me classent parmi les grands criminels [ce sont les « chefs » et des « malfaiteurs », selon le gouvernement, qui ne bénéficient pas de la grâce amnistiante]. Vous pouvez imaginer, Monsieur, l’effet rétrospectif qu’ont éprouvé les mères de mes élèves en songeant qu’elles avaient pu confier leurs filles à une « habituée de police correctionnelle » ou même à une femme couverte « de crimes ignobles ». Que seraient mes dénégations devant les affirmations d’un homme aussi « délicat », aussi autorisé que doit l’être en matière de morale le garde des sceaux de France? Ma position perdue, que dois-je faire? Il me reste à élever deux jeunes enfants, deux à soutenir jusqu’à la fin de leurs études. Mon fils aîné commence à m’aider, mais la conscription peut me le prendre. Je suis veuve de fait, non de droit: le conseil de guerre qui a fait… exécuter mon mari, a sans doute oublié, on ne saurait penser à tout, de lui demander son nom. Ni moi, ni ma famille, n’avons jamais pu obtenir aucune constatation de son décès et, en conséquence, ne pouvons bénéficier des tristes avantages de sa mort. Encore une fois, que dois-je faire? Adresser à M. le Président de la République une demande de grâce, ainsi que me le conseillent mes amis? Mais, demander grâce, c’est s’avouer coupable, et coupable je ne le suis, ni ne peux volontairement le paraître devant des enfants à qui je dois l’exemple de la fermeté et de la constance dans le malheur. Et puis, en supposant que M. Grévy [Jules Grévy, président de la République] use envers moi de son droit de clémence, comme il vient d’en user envers mon malheureux frère Antoine-Ambroise [Antoine-Ambroise Guerrier, condamné par contumace, est mort en exil en Crimée en 1878], amnistié en juin et déjà mort depuis deux ans; en admettant que la misère dont mes enfants sont menacés, m’arrache un acte que réprouverait une conscience, le Président de la République peut-il, sans violer la loi dont il est la personnalisation, peut-il me rendre mes droits civils, le droit d’enseigner, le seul qui me donne celui. de vivre dans mon pays? Non! Il ne le peut pas. Victor Hugo l’adit: « la grâce est une peine »… Vous comprenez, Monsieur, que si quelque chose dans mon passé n’était pas tout à fait conforme à l’idée qu’un honnête homme, une honnête femme se font du devoir, je garderais le silence, mais je puis, là-dessus défier toutes les polices, puisque celle de l’Empire, s’étant mis en tête de m’empêcher d’enseigner, a été obligée d’y renoncer, après foule d’enquêtes qui n’ont servi qu’à établir mas parfaite honorabilité. J’ai donc, non seulement le droit, mais encore le devoir de protester — et je proteste énergiquement contre la flétrissure contenue dans les déclarations du gouvernement, indistinctement appliquées à tous les exceptés de la grâce ou de l’amnistie.

Victoire Tinayre avait demandé, non pas sa grâce, mais une autorisation de rentrer en France. Nous avons vu qu’elle était à Paris en mars 1880 (article précédent). Nous verrons dans l’article suivant et dans une troisième lettre, qu’elle y était déjà en novembre 1879.

À suivre, donc

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J’ai copié la photographie de Victoire Tinayre sur sa page dans le Maitron en ligne.

Livre cité

Schkolnyk (Claude), Victoire Tinayre (1831-1895): du socialisme utopique au positivisme prolétaire, L’Harmattan (1997).