Nous avons vu Victoire Tinayre raconter l’assassinat de son mari, puis expliquer la situation que lui fait, en Hongrie où elle est réfugiée, le vote de la « grâce amnistiante » de 1879. La voici, à Paris, avec une permission spéciale, en novembre 1879. Elle écrit à un ancien ami, qui n’est pas nommé dans la lettre mais est probablement Joseph Manier (que nous avons aperçu brièvement pendant la Commune à propos de la création de l’école professionnelle rue Lhomond et qui a été élu conseiller de Paris — pour le XIVe arrondissement le 4 mai 1879) — pour cette identification du destinataire, je suis la thèse de Laure Godineau. Cette lettre (citée ici en vert) est conservée à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris. 

Paris, 3 novembre 1879
Monsieur et cher concitoyen,
Vous souvient-il de moi, citoyenne Tinayre, inspectrice des écoles sous vos ordres pendant la glorieuse insurrection de 71!

Étant de ceux qui, par leur capacité, leur modération et leur dévouement à la cause de la Révolution, étaient faits pour lui attirer le respect de tous les partis, je vous croyais fusillé ou tout au moins aux galères. Par ma foi, je suis bien heureuse de vous savoir en vie et, en attendant mieux, conseiller municipal.
Moi, j’arrive de Hongrie. Je suis dans les exceptés [c’est-à-dire, elle n’est pas concernée par la « grâce amnistiante » de 1879, voir la lettre dans l’article précédent] — m’auriez-vous crue aussi dangereuse? Me voilà à Paris, sous le pachalikat de M. Andrieux [Louis Andrieux est le préfet de police] avec un sauf-conduit de 3 mois.
Ai-je besoin de vous raconter mon histoire? Non, vous la connaissez, c’est celle de tant d’autres: le mari assassiné après la lutte, l’effondrement de la position, par suite de cet assassinat, fuite à l’étranger, orphelins à élever. Vous voyez tout cela d’ici. Épilogue: retour en France où personne ne vous connaît ou ne veut plus vous connaître, où vous recevez l’accueil glacé de l’indifférence; où les gens arrivés, et dont les flots de notre sans ont porté la barque, vous disent:

Comment, vous étiez dans un pays où vous avez trouvé le moyen d’élever cinq enfants! Il fallait y rester!

C’est dur, n’est-ce pas, ah! oui, c’est bien dur à celui qui, en proie à la nostalgie la plus intense, a caressé si longtemps l’image de la patrie.
Vous ne ferez pas comme ces gens-là: vous viendrez me voir, vous, mon brave concitoyen: je vous attendrai mercredi, toute la journée. Si vous ne pouvez pas venir, assignez-moi un rendez-vous, afin que je puisse aller vous serrer la main chez vous.
Donnez-moi votre adresse et recevez l’expression de mes meilleurs sentiments d’estime, de confiance et de fraternité.

Veuve Tinayre
Hôtel de l’Europe
Rue Saint-Jacques 233

C’est encore l’adresse qu’elle donnait dans sa lettre de mars 1880 publiée dans le premier article de cette série.
Entre ces deux lettres, elle a été graciée. 

Pour « conclure » cette série, j’ajoute que les démarches de Victoire Tinayre (sa lettre aux journaux de mars 1880) ont eu pour effet un jugement préparatoire du 23 avril, publié dans le Journal officiel daté du 28 juin, demandant une enquête à effet de constater l’absence de son mari.

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Comme pour l’article précédent, j’ai copié la photographie de Victoire Tinayre sur sa page dans le Maitron en ligne.

Sources

La lettre est à la BhVP, Ms 1131. 

Godineau (Laure)Retour d’exil: Les anciens communards au début de la Troisième république, thèse, Paris 1 (2000).