Voici donc Cendrine (voir notre article 0).
Les Droits de l’homme, 371, 25 mars 1878.

Les Filles pauvres
par André Léo
Cendrine

Pierre Vachot et Marguerite Salmon s’étaient mariés. Lui maçon, elle lingère; vingt-cinq et dix-neuf ans, de bons bras, de la gaieté; de l’espoir comme s’ils n’avaient pas déjà connu la misère. Tous deux étaient à l’âge où l’on ne doute point de l’avenir; de plus, amoureux. Bien fin qui leur eût persuadé qu’ils n’avaient pas devant eux une vie heureuse; un petit ménage humble, mais rempli de soins. Ils ne craignaient point les marmots, et déjà les élevaient en pensée. Il gagnait par jour 3 fr. 50, largement; elle avait gagné jusqu’à trente sous dans ses bonnes journées. Avec cela on pouvait payer une belle chambre, manger du pain, du fromage et du cervelas, mettre le dimanche le pot-au-feu.

Pierre promettait de ne boire du vin qu’à la maison. Il resterait encore de quoi s’acheter tous les ans un peu de linge, des vêtements. Les chômages, on les avait éprouvés quelquefois, et rudement; toutefois il n’en était pas question dans ce doux rêve. Chômages, accidents, maladies, non, rien de tout cela ne hantait la riche imagination de ces pauvres. Ils étaient pleins de leurs vingt ans. Pierre avait des yeux noirs, sous l’éclat desquels plus d’une fille avait rougi; Marguerite avait le plus frais sourire, la bouche la plus rose, les dents les plus blanches et la taille la plus gentille. Ils s’aimaient et M. Le Play lui-même [Frédéric Le Play (1806-1882), politicien conservateur] eût perdu son temps à vouloir les convaincre que le pauvre n’a pas droit à la famille et que la vie humaine n’est point faite pour les ouvriers.

D’ailleurs ils étaient riches: Pierre avait économisé cent quarante francs, Marguerite avait une garde-robe assez bien fournie, un mobilier suffisant et propre, héritage de sa mère; elle avait aussi son père, qui travaillait dans une fabrique, bien qu’il eût cinquante-trois ans: la vieillesse pour un ouvrier. Aussi ne se refusèrent-ils pas la joie d’une noce: on ne se marie qu’une fois. Ils eurent un couvert de vingt personnes. Et l’on but! Et l’on chanta!… Et l’on se promena bras dessus bras dessous dans la ville de Saint-Denis, où plus d’une fille soupira, et plus d’un garçon devint rêveur, en admirant la belle mariée, en voyant passer la fête de l’amour.

Puis ils se retrouvèrent seuls, et le lendemain ne fut pas moins doux. Le surlendemain, ils s’étaient, chacun de son côté, remis au travail, heureux de se retrouver le soir. Pierre rentrait à huit heures environ, ayant une heure de chemin à faire depuis le chantier; mais, dans l’atelier de Marguerite, on travaillait jusqu’à neuf heures. Elle quitta sa patronne pour pouvoir préparer le dîner de son mari et le recevoir à la maison, espérant bien retrouver de l’ouvrage à faire chez elle. Mais ce fut peu de chose, et Marguerite dut bientôt recourir aux maisons de confection en gros. C’était fort mal payé. Il eût fallu s’exténuer à tirer l’aiguille de six heures du matin à onze heures du soir pour arriver à gagner la même journée.
Aussi ne la gagnait-elle pas; car Pierre n’entendait pas que sa petite femme veillât après qu’il était couché. Elle avait beau dire:
— Laisse-moi faire! Avec les soins du ménage, c’est à grand peine maintenant que je gagne douze sous par jour. C’est une honte! Et le trousseau de l’enfant qu’il faut acheter!

Il fallut bien qu’il la laissât faire quand vint le chômage. Mauvais temps! La bâtisse languissait; on renvoyait les meilleurs. Pierre eut beau chercher dans Paris et dans toute la banlieue, rien ne pressait nulle part, et les grèves (1) étaient pleines à Saint-Denis, à l’Hôtel de Ville, aux Ternes, partout. Ces maudites pluies n’en finissaient point. Il fallait attendre la belle saison; et l’on mangea ses dernières économies.

Ce fut à ce moment justement que l’enfant vint, et l’on ne vit pas de bon œil que ce fût une fille: cela coûte autant qu’un garçon à nourrir et cela ne gagne presque rien.

Malgré tout, on ne lui fut point avare de tendresses; mais dès que la jeune mère fut relevée, elle reprit l’aiguille, et il fallut bien que la petite s’habituât à rester dans son berceau. Elle était, comme tous les autres enfants, curieuse d’être dorlotée, levée, amusée; mais elle dut connaître les duretés de la pauvreté, bien avant d’en pouvoir apprendre le nom.
Que de fois la main de Marguerite continua de voler sur l’ouvrage, tandis que son cœur saignait aux cris de l’enfant!
Dans les premiers temps, le père, étant à la maison et n’ayant rien à faire, l’avait un peu gâtée. Maintenant qu’il avait retrouvé quelque travail, pas grand’chose encore, la petite voulait être promenée comme auparavant, se dépitait de ses petites mains contre le rideau du berceau qui l’emprisonnait et criait de peine et de colère contre l’injustice qu’on lui faisait de la laisser là, toujours collée sur ce petit lit, sans bouger et sans rien voir. Elle ne pouvait parler, la pauvre créature, mais son cri disait clairement:
— Comment grandirai-je si vous ne me donnez pas de mouvement? Comment ce chétif embryon que je suis encore pourra-t-il se développer sainement et prendre des forces si vous lui refusez l’air et le soleil? Comment deviendrai-je une intelligence, un cœur humain si vous ne me parlez point, ne me faites point entendre les inflexions de la voix et de la parole et voir les expressions de la physionomie humaine, si vous me laissez là, comme un petit animal dans sa tanière! Je suis si petite, si faible! J’ai tant besoin de bon air, de mouvements, de soin et de tendresse, pour que mes muscles chétifs se fortifient! J’ai tant besoin de bonheur, pour apprendre à être bonne et à aimer le bien!


(1) On appelle grèves certains lieux convenus où se rassemblent les ouvriers sans ouvrage, et où les patrons qui en ont besoin vont les embaucher [note d’André Léo].

À suivre

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J’ai photographié l’image de couverture dans le catalogue

Kollwitz (Käthe)Je veux agir dans ce temps, Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg (2019).

— je remercie Anne Bocourt, Lize Braat et toute l’équipe des éditions des musées de Strasbourg pour leur aide et leur générosité pendant la préparation de l’illustration de ce « feuilleton ».

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