Voici donc Cendrine (voir notre article 0).
Les Droits de l’homme, 371, 25 mars 1878.
Suite de l’épisode précédent.
Ces réclamations confuses de l’enfant, la mère, bien qu’un peu confusément aussi, les entendait; mais elle continuait de coudre, tout en pleurant quelquefois. Car déjà le petit ménage avait fait des dettes pour l’accouchement; et que serait-ce plus tard, s’il venait d’autres marmots! Il fallait être dur pour l’enfant, il le fallait bien!…
Le vieux père, qui avait été parrain, avait nommé de son nom la petite Alexandrine! mais c’était trop long, surtout pour une créature si menue. Aussi Marguerite, quand elle avait le temps de la dorloter, l’appelait-elle Xandrine, Xandrinette, ou encore Drinette. Peu à peu, la petite n’eut plus d’autre nom que Xandrine et l’on oublia si bien le nom primitif que plus tard, en la plaisantant, on l’appelait Cendrillon, et que, lorsqu’elle apprit à écrire à la classe d’adultes, elle signa bravement Cendrine, avec un C, d’ailleurs sans aucun scrupule au sujet de l’orthographe, qu’elle ignorait.
Malgré tout ce qui lui manquait, la petite fille, bien constituée, vint à souhait, et de plus en plus gentille. C’était un beau fruit de l’amour honnête. La mère, le père, le grand-père en raffolaient, aux courtes heures de loisir où ils pouvaient la gâter un peu. Mais elle ne fut pas longtemps seule: moins de deux ans après sa naissance, un frère lui naquit, puis un autre, puis une petite sœur, puis un troisième garçon, en tout cinq enfants en neuf années. À ce train, la face du ménage avait fort changé.
Marguerite n’était plus la jolie Marguerite, élégante et propre dans sa pauvreté. C’était maintenant une femme au teint pâle, aux traits étirés, dont les vêtements fripés avaient plus d’une tache, et même parfois des trous, qu’elle tardait à raccommoder. Ceux qui l’avaient connue autrefois cherchaient en vain son joli sourire. Ce n’était plus la même bouche: au lieu de se relever aux coins, gentiment, comme autrefois, les lèvres s’abaissaient, avec une expression de fatigue et de chagrin.
Au lieu de fossettes, les joues avaient des creux; l’œil n’était plus vif, mais ardent et rouge. Les gestes étaient devenus brusques, et la voix criante, parfois gémissante. Un souffle précipité, haletant, sortait de la poitrine de cette femme, toujours en activité, soit qu’elle tirât l’aiguille sans relâche, soit qu’elle glapît après ses marmots ou que, le soir, elle lavât à la hâte de petites nippes qu’elle faisait sécher dans la chambre. De toute cette fleur de vie, d’espoir, de beauté qui s’épanouissait autrefois dans la jeune fille et dans la jeune mère encore, aux premiers temps, rien ne restait plus.
Pierre également était sombre et las. Son œil était devenu terne, sa contenance affaissée. Les habits du dimanche étaient couverts de reprises et ceux du travail étaient horribles de saleté. L’après-midi du dimanche, quand il revenait de l’ouvrage, il entrait sans parler, n’embrassait plus sa femme et se mettait seulement à fumer sa pipe, l’hiver, au coin du feu, quand il y en avait, l’été à la fenêtre. Mais bientôt la vue de cette chambre sale, en désordre et toute petite, où les enfants se poussaient, criaient, se querellaient, faute de place pour pouvoir jouer, l’air épais et souvent fétide, les cris et la malpropreté des marmots, le silence triste du vieux et la pâleur de sa femme, qui toujours cousait, tout cela le poussait dehors; et il arriva plus d’une fois qu’il se laissa entraîner par un camarade au cabaret, d’où il sortait avec une pièce de vingt sous de moins. Il se le reprochait après, mais se disait:
— On ne peut pourtant pas ne vivre que d’ennuis!
Ces jours-là, Marguerite, qui savait bien le prix de la semaine, regardait son mari d’un air de reproche ou lui adressait quelques vives paroles. Alors il se fâchait pour ne pas avoir l’air d’être honteux. Mais il savait bien lui aussi que ces vingt sous manqueraient pour le pain de la maison, qu’on avait besoin de vêtements, qu’on devait au propriétaire, au boulanger, à l’épicier, que non seulement tout son gain de la semaine était nécessaire, mais qu’il en fallait davantage, plus qu’il n’en pouvait gagner. Et cela le désespérait! Il y avait des moments où il se disait:
— À quoi bon s’éreinter de fatigue pour ne jamais joindre les deux bouts! J’ai beau me tuer, je ne peux pas faire assez. Chienne de vie! Ça sera comme ça jusqu’à ce que les enfants soient grands, et alors moi je serai fini, et je tomberai à leur charge; et ce sera pire encore! Jamais de repos, jamais de plaisir: vivre comme les bêtes, avec le souci en plus.
Ici, parfois, il lui prenait l’idée de jeter là son fardeau et de faire le plongeon dans la Seine, ou bien de se laisser aller tout à fait, puisque après tout, les efforts ne servaient de rien.
Cette envie le prenait surtout au cabaret, quand il se sentait ragaillardi par un de ces verres de vin qui, à la longue, emportent les idées sombres. Oh! quelle tentation de boire encore, afin de se sentir tout à fait vigoureux et surtout de s’ôter de la tête cette pensée constante qui le tenaillait: « Tu seras toujours misérable! Quoi que tu fasses, tu ne viendras jamais au-dessus du mauvais sort qui te tient! Ta vie, c’est de travailler et de souffrir, et de voir souffrir les tiens sans espoir. » Eh bien! un peu plus, un peu moins, qu’importe? Ça aurait du moins cela de bon temps!
Heureusement, Pierre aimait sa femme et ses enfants, et c’était un honnête homme. Il se souvenait de la parole qu’il avait donnée à Marguerite, et il eut la force, après une sottise, de ne plus mettre les pieds au cabaret.
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J’ai photographié l’image de couverture dans le catalogue
Kollwitz (Käthe), Je veux agir dans ce temps, Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg (2019).
— je remercie Anne Bocourt, Lize Braat et toute l’équipe des éditions des musées de Strasbourg pour leur aide et leur générosité pendant la préparation de l’illustration de ce « feuilleton ».
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Lire l’épisode précédent, mariage, chômage