Tout avait l’air normal, le printemps était pourri, on parlait des guerres au Tonkin et au Soudan, de la réforme du baccalauréat — je lis la presse « bourgeoise » (mais pas trop réactionnaire) et précisément Le Rappel. Dont la une publie, depuis le numéro daté du 19 mai (rappel: Le Rappel est daté du lendemain) des communiqués sur la santé de Victor Hugo, qui s’allongent de jour en jour, signés de pas moins de trois médecins. Je ne résiste pas à ouvrir mon Choses vues qui, pour 1885 contient une unique « chose », justement datée du 19 mai, mal datée ou dernière pensée,

Aimer, c’est agir.

Bref, le grand homme meurt le 22 mai. Ce qui permet au journal de s’encadrer de noir en signe de deuil (pour le seul Victor Hugo et pas en souvenir des morts de la Semaine sanglante, comme L’Ami du Peuple — voir l’article précédent). Je n’en dirai pas beaucoup plus mais la place prise par cet événement (mondial) est immense. Si vous ne me croyez pas, allez donc voir les numéros du Rappel sur Gallica.

Le 23 mai, L’Ami du Peuple publie sur sa une une grande représentation (d’imagination) de l’assassinat de Millière (sur laquelle je reviendrai bientôt) et en page 4 une image de Victor Hugo sur son lit de mort. C’est toujours le même microfilm pourri, mais c’est quand même celle-là que je mets en couverture de cet article (parce que vous ne la trouverez nulle part ailleurs). Le « testament de Victor Hugo » est signé par Maxime Lisbonne.

Un très officiel comité des obsèques a été formé qui prévoit des obsèques (nationales, c’est déjà décidé) de l’Arc-de-Triomphe au Père-Lachaise, où les Hugo ont un caveau de famille (comme vous le savez si vous avez lu l’émouvante relation des obsèques de Charles Hugo dans le Paris insurgé du 18 mars).

Le dimanche 24 mai, comme on l’a vu dans l’article précédent, il y a une manifestation, avec des « incidents » comme aiment déjà dire les policiers, et même de « graves désordres », comme dit La Presse du 25 mai:

De graves désordres se sont produits dimanche au cimetière du Père-Lachaise, où les groupes révolutionnaires et anarchistes s’étaient donné rendez-vous, à l’occasion de l’anniversaire de la journée du 24 mai.
Le ministre de l’intérieur avait donné des instructions spéciales pour interdire le déploiement du drapeau rouge, tant sur la voie publique que dans l’intérieur du cimetière. […] les socialistes n’ont pas voulu livrer leurs emblèmes, et une véritable lutte s’est engagée entre les révolutionnaires et les gardiens de la paix, auxquels les gardes municipaux étaient venus prêter assistance. Près de quatre-vingts personnes ont été blessées, parmi lesquelles se trouvent une trentaine de gardiens de la paix.
[…]
Cette échauffourée avait surexcité les esprits et on craignait que ces désordres ne se renouvelassent à l’enterrement de Cournet, l’ancien membre de la Commune, qui a eu lieu hier. […] les événements ont justifié ces craintes.
[…]
La foule s’entretient des incidents de la veille, on regarde avec curiosité plusieurs drapeaux rouges serrés dans leurs gaines, lorsque M. Honorat, inspecteur divisionnaire, s’avance et, s’adressant à M. Lisbonne, directeur de L’Ami du Peuple :

Le gouvernement, dit-il, vous autorise à déployer des bannières avec inscription, mais il interdit le drapeau rouge dans le trajet jusqu’au cimetière, Je viens donc vous demander de ne pas nous obliger à sévir.
— Nous acceptons, répondit M. Lisbonne, à la condition que nous pourrons déployer le drapeau rouge dans le cimetière.

[…]
Le deuil est conduit par M. Marguerie, beau-frère du défunt, Mme Cournet, qui donne le bras au citoyen Eudes, l’ex-général de la Commune, à ses côtes marche un jeune fantassin, qu’on nous dit être le fils de Latapy, membre de la Commune de Narbonne et neveu de Cournet. Puis, un peu plus loin, viennent MM. Lissagaray, Henri Rochefort, Laguerre, Maxime Lisbonne, Longuet, Benoît Malon, Alphonse Humbert, etc. Nous remarquons, en outre, la plupart des membres survivants de la Commune et les rédactions des journaux le Cri du Peuple, le Radical, la Bataille, etc.

En réalité tout se passe très bien, on fait une quête pour les « assassinés » de la veille, mais…

[… la cérémonie terminée, un groupe d’une cinquantaine d’individus portant déployée la bannière noire, avec cette devise : Les Anarchistes du XXe, a été interpellé par M. Gutzwiller, officier de paix, qui lui a demandé de rouler le drapeau. Les manifestants ont refusé. Les agents s’en sont emparé, malgré la résistance des anarchistes. Un agent a été blessé à l’épaule avec un outil tranchant et trois arrestations ont été opérées.
Aujourd’hui, tous les socialistes sont invités à se rendre aux obsèques du citoyen Amouroux qui auront lieu à dix heures du matin. Verrons-nous se renouveler une troisième fois les scènes regrettables d’hier et d’avant-hier?

La troisième journée au Père-Lachaise s’est déroulée calmement, L’Ami du Peuple nous l’a dit dans l’article précédent.
Et le Panthéon, me direz-vous? Eh bien, il sera pour un prochain article.

À suivre, donc

Livre cité

Hugo (Victor), Choses vues, Quarto Gallimard (2002)