Maxime Lisbonne avait projeté d’écrire, pour son journal L’Ami du Peuple, des biographies de communards. Il a commencé par Amouroux — nous avons lu cet article ici. Il se trouve que le suivant a été Jean Allemane, dans le n°2 du journal, paru le 30 novembre 1884. Comme j’ai moi-même cité Allemane dans des articles récents… voici l’article de Maxime Lisbonne:
Allemane
ouvrier typographe
Comme c’est étonnant, les circonstances! J’ai entrepris dans le journal la tâche de faire des biographies, celle d’un Conseiller municipal, celle d’un homme du peuple, celle d’un député et celle d’un industriel (alternativement).
Commençant par lettre alphabétique, j’ai débuté par Amouroux. Dans le numéro d’aujourd’hui, la bizarrerie du hasard de l’alphabet m’oblige à faire celle du citoyen Allemane. [La bizarrerie est que les deux sont des anciens forçats de la Commune, comme Lisbonne lui-même.]
Celle-là est très difficile. On a beau chercher, on ne peut trouver un joint pour lui river son clou.
Il n’y a pas à dire, il faut se découvrir devant cet humble homme du peuple et lui dire salut.
Rien dans sa vie politique à critiquer. Impossible de l’attaquer pendant sa captivité au bagne.
Toujours crâne, bravant tout: coups de fouets, double chaîne, guillotine, instrument favori de l’ex-colonel Charrière, directeur de l’administration pénitentiaire en Calédonie et l’ami de M. Prache, habitant de Paris aujourd’hui millionnaire pour nous avoir fait manger pendant dix ans de la viande pourrie, de complicité avec cet infâme directeur.
Il [retour à Allemane] a tenté de s’évader de l’île Nou, en compagnie de Trinquet, Vinot, Chinardet. Il avait eu assez d’audace pour s’emparer d’une petite chaloupe à vapeur le « Boulari » [il s’agit du Bulari, un remorqueur d’après les Mémoires d’Allemane, que bien sûr Lisbonne n’avait pas lues, une chaloupe du pénitencier, selon les souvenirs de Trinquet, même remarque — mais bien entendu il en a certainement parlé avec les uns et les autres] qui servait à les conduire au travail.
Les évadés avaient eu le courage de débarquer à terre le mécanicien et le garde-chiourme et d’essayer de gagner Sydney.
Ils avaient presque réussi; on signala l’évasion. Les signaux télégraphiques prévenaient l’autorité supérieure et malgré cela ils étaient sur le point d’échapper. [Ils avaient perdu pas mal de temps en s’égarant parmi les récifs (voir Allemane et Trinquet).]
Au moment où ils se croyaient sauvés, une frégate à vapeur, « La Seudre », revenant de Bourail, aperçut les signaux et se mit à pourchasser les évadés.
Ils allaient franchir la passe, et peut-être sauvés! Allemane encourageait ses douze compagnons de captivité et malgré les projectiles que leur envoyait « La Seudre », ils ne se découragèrent pas.
Un autre transport revenait de Canala. Le commandant vit la manœuvre de « La Seudre » et la comprit. Il se mit de la poursuite et nous pouvions admirer du haut d’une montagne de l’île Nou, deux navires de guerre armés de canons, tirant sur une « petite chaloupe » à vapeur, contenant treize forçats de la Commune, luttant eux, infiniment petits, contre la force.
Ils furent pris, amenés à bord, mis aux fers et ramenés au Pénitencier.
Mis aux fers dans une cellule, mangeant une fois tous les trois jours la soupe dans leurs souliers [ils étaient privés de tout autre récipient], ils attendirent deux mois avant de passer au Conseil de guerre. Les juges les condamnèrent à trois années de double chaîne et ils travaillèrent, traînant le boulet de la misère, mais de l’honneur.
L’amnistie ramena Allemane à Paris; depuis cette époque, il n’a cessé de travailler, tantôt devant une case [sic, pour casse] typographique, tantôt parcourant la France comme délégué aux congrès ouvriers pour faire triompher les idées révolutionnaires.
Père de famille [sur la famille d’Allemane, voir un prochain article], il lutte contre la misère, il lutte pour la Révolution, et cependant je suis forcé d’avouer que deux fois il a échoué aux élections, soit comme conseiller municipal [il s’agit des élections de janvier 1881, nous avons vu incidemment Allemane intervenir dans un débat pendant cette campagne électorale], soit comme député dans le 20e arrondissement [il a été candidat aux élections législatives de 1881 dans le onzième, à une élection partielle en 1883 dans le cinquième (suite à la mort de Louis Blanc), et bien d’autres fois par la suite.].
Il n’aurait pas dû, peut-être, faire le sacrifice aux idées en cours de briguer un mandat quelconque.
Il sait bien qu’il sert mieux la Révolution, en tirailleur libre, que s’il était enrégimenté dans les assemblées où le plus courageux n’a rien à faire.
J’espère que les idiots du Mont-Aventin, qui ont voté contre lui, continueront à être les plus nombreux.
Il ne faut pas que la virilité du forçat de la Commune aille s’amollir dans la pourriture des assemblées parlementaires.
Je suis convaincu que mon ami Allemane sera de mon avis. S’il pouvait avoir un moment de faiblesse, qu’il regarde souvent son pied encore meurtri pas la manille du forçat.
Maxime Lisbonne
*
Le typographe (compositeur d’imprimerie) a été dessiné par Henry Bonaventure Monnier, je l’ai trouvé au musée Carnavalet.
Livres cités
Allemane (Jean), Mémoires d’un communard — des barricades aux bagnes, Librairie socialiste (1906).
Trinquet (Alexis), Dans l’enfer du bagne, texte présenté par Bruno Fuligni, Les Arènes (2013).