Je propose aujourd’hui une petite pause poétique.
Voici quelques extraits de Intempéries, un long poème, dit « Féerie » par son auteur, Jacques Prévert.
[…]
Un grand ramoneur noir
emporté par le vent
tombe dans l’eau de vaisselle du baquet d’un couvent
Enfin quelqu’un de propre
à qui je puis parler
dit l’eau de vaisselle
[…]
Et en effet, un « dialogue » s’engage entre l’eau de vaisselle et le ramoneur — dans lequel il n’est pas sûr que l’un ou l’autre écoute l’autre ou l’une. Il existe d’ailleurs un enregistrement de ce texte par Arletty et Jacques Prévert lui-même (avec un ou deux très courts extraits disponibles en ligne).
Dans un article de 1955, le poète Claude Roy considère ce texte comme un
modèle de violence et d’humour, de verve et de force, où Prévert n’a utilisé que les lieux communs, les clichés, les phrases toutes faites, mais en leur sortant les tripes du ventre, le crin du dossier, le duvet de l’oreille, le sort du corps de chiffon de la poupée. Je ne peux rien citer de ces quatre pages [il s’agit de l’évocation de l’évocation de « Monsieur Bran », dont des extraits suivent], mais il faut les lire d’une haleine, et quand on a terminé on sait que Prévert n’est pas seulement un vrai, un vert poète: il est aussi un des rares, un des grands pamphlétaires de ce temps.
Voici donc.
Regarde Ramoneur
dit l’eau de vaisselle
cette personne importante
avec sa gabardine de deuil et sa boutonnière en ruban
c’est un homme supérieur
Il s’appelle Monsieur Bran
Un homme supérieur indéniablement et qui a de qui tenir puisque petit-neveu de la défunte Mère Supérieure née Scaferlati et sœur cadette de feu le lieutenant-colonel Alexis Scaferlati Supérieur également du couvent de Saint-Sauveur-les-Hurlu par Berlue Haute-Loire-Supérieure et nettoyeur de tranchées à ses derniers moments perdus pendant la grande conflagration de quatorze dix-huit bon vivant avec ça pas bigot pour un sou se mettant en quatre pour ses hommes et coupé hélas en deux en dix-sept par un obus de soixante-quinze au mois de novembre le onze funeste erreur de balistique juste un an avant l’armistice
Et un homme qui s’est fait lui-même gros bagage universitaire ce qui ne gâte rien un novateur un homme qui voit de l’avant et qui va loin et naturellement comme tous les novateurs jalousé et envié critiqué attaqué diffamé et la proie d’odieuses manœuvres politiques bassement démagogiques ses détraoteurs l’accusant notamment d’avoir réalisé une fortune scandaleuse avec ses bétonneuses pendant l’occupation mais sorti la tête haute blanc comme neige du jugement
Ayant lui-même présenté sa défense avec une telle hauteur de pensée jointe à une telle élévation de sentiment qu’une interminable ovation en salua la péroraison
… Messieurs déjà avant la guerre j’étais dans le sucre dans les aciers dans les pétroles les cuirs et peaux et laines et cotons mais également et surtout j’étais dans le béton et la guerre déclarée j’ai fait comme Mac-Mahon la brèche étant ouverte messieurs j’y suis resté et à ceux qui ont le triste courage de ramasser aujourd’hui les pierres de la calomnie sur le chantier dévasté de notre sol national et héréditaire à peine cicatrisé des blessures de cette guerre affreuse et nécessaire pour oser les jeter avec une aigre frénésie contre le mur inattaquable de ma vie privée j’oppose paraphrasant si j’ose dire un homme au-dessus de tout éloge un vrai symbole vivant j’ai nommé avec le plus grand respect et entre parenthèses le général de Brabalant j’oppose disais-je un mépris de bétonnière et de tôle ondulée mais pour ceux qui comprennent parce qu’ils sont les héritiers d’une culture millénaire et non pas les ilotes d’une idéologie machinatoire et simiesque autant qu’utilitaire je me contenterai d’évoquer ici également respectueusement la présence historique et symbolique d’un homme qui fut comme moi toute proportion nonobstant gardée attaqué vilipendé dénigré bassement lui aussi en son temps
Je veux parler de Monsieur Thiers et rappeler très simplement les très simples paroles prononcées par ce grand homme d’État alors qu’il posait lui-même en personne et en soixante et onze la première pierre du Mur des Fédérés Paris ne se détruit pas en huit jours quand le Bâtiment va tout va et quand il ne va pas il faut le faire aller.
Voilà mon crime Messieurs quand aux heures sombres de la défaite beaucoup d’entre nous et parmi les meilleurs car je n’incrimine personne se laissaient envahir par les fallacieuses lames de fond de l’invasion et de l’adversité j’ai compris du fond du cœur que le Bâtiment était en danger alors Fluctuât messieurs et Nec mergitur j’ai pris la barre en main et je l’ai fait aller et j’ajouterai pour répondre à mes dénigrateurs qu’on ne bâtit pas un mur avec des préjugés surtout au bord de l’Atlantique face à face avec les éléments déchaînés…
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Puisqu’il est question de poésie, je glisse une suggestion d’actualité: je parle de poésie et de mon livre Paris, boulevard Voltaire, suivi de Ponts, dans l’émission « Poésie et ainsi de suite » de Manou Farine sur France Culture que vous pouvez écouter là.
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Le portrait de Jacques Prévert est dû à Willy Ronis, qui a pris cette photographie en 1942. Je l’ai trouvée au musée Carnavalet.
Livre utilisé
Prévert (Jacques), Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, deux volumes (1992 et 1996).