Sur ces entrefaites, dans un local de la rue Dieu, chez un marchand de cuirs, les délégués du 10e arrondissement s’étaient réunis, et faisaient l’élection des membres du comité central. Arnold vint au devant de moi et me dit: Vous savez, en votre absence une grande majorité d’électeurs viennent de vous porter candidat.
[Georges Arnold fut un des moteurs de la création du Comité central en février 1871. Comme Maxime Lisbonne, il habitait, dans le dixième, sur le boulevard Magenta, Lisbonne au 6 et Arnold au 25. D’après le compte rendu publié dans le troisième volume de l’Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, les treize bataillons du 10e avaient élu chacun deux ou trois délégués, dont 32 se sont réunis le 14 mars au 8 rue Dieu et ont élu Arnold (170e) et Babick (202e) à l’unanimité, et Lisbonne (24e) à la majorité.]
Je répondis, ils ont eu tort.
Pourquoi?
Jeune encore [Il est né le 24 mars 1839, ce qui lui fait 32 ans, comme Eugène Varlin et Albert Theisz, et même deux ans de plus qu’Auguste Vermorel, pour citer les communards les mieux connus de ce site], n’ayant suivi la politique que dans les journaux, républicain par conviction, ma situation d’artiste dramatique et quatre années de direction m’ont obligé à être tout entier à mon art, il s’en suit que je suis peu connu, et je crois que l’on trouvera plus aisément un citoyen qui aura montré des marques de dévouement à la cause républicaine et pourra rendre plus de services que moi.
Arnold me quitta un instant et revint à la charge avec plusieurs citoyens, afin de me faire revenir sur ma détermination.
Je réitérai mon refus, leur insistance devint plus vive; enfin je les priai de me laisser réfléchir et promis de leur donner avant la fin du scrutin une réponse définitive. Je tenais d’autant plus à leur donner avant la clôture des élections que je ne voulais pas qu’on pût penser que ma résolution aurait été inspirée par le résultat.
J’acceptai. Les quelques minutes que j’avais demandées m’avaient suffi pour me tenir le raisonnement suivant:
Le comité central est appelé à revendiquer
1° Le maintien de la garde nationale;
2° L’élection de ses chefs y compris le général.
À ces deux questions il n’y avait pas à hésiter, ces demandes étaient tellement logiques que le plus modéré des républicains y adhérait.
Maintenant en cas de refus du gouvernement, quel serait le devoir du comité?
Se dissoudre? Non.
Lutter? Oui.
En acceptant le mandat; si j’étais élu, j’en acceptais donc toutes les conséquences. Je ne me dissimulait pas que le comité devenant comité révolutionnaire allait prendre sur lui une terrible responsabilité.
[Dans un article nécrologique publié par L’Intransigeant le 27 mai 1905, Gaston Dacosta écrit :
Au 18 Mars, Lisbonne se trouvait être élu membre du Comité central, appelé à prendre spontanément la responsabilité de l’action révolutionnaire. Or, directeur de théâtre […] il avait fait faillite. L’heure étant venue de signer les proclamations du Comité central, Maxime Lisbonne se récusa, déclarant qu’il ne fallait pas donner à la réaction bourgeoise d’alors le droit d’affirmer que le Comité insurrectionnel renfermait des banqueroutiers dans son sein.
Maxime Lisbonne ne fait pas d’allusion à cette faillite dans ses souvenirs. D’autre part, plusieurs des proclamations du Comité central sont bien signées de son nom.]
7 décembre 1884
Quel pouvait être mon rôle dans ce gouvernement? (car je ne songeai pas alors à la Commune) [Il ne s’est certainement pas posé la question dans ces termes à ce moment-là, le Comité central n’avait pas vocation à être un gouvernement. C’est le départ de Thiers le 18 mars qui l’a forcé à jouer ce rôle.]. Jeune au point de vue politique, si le Comité était appelé à légiférer, mon concours serait peu sérieux. Ferais-je partie du groupe avancé du Comité ou ne serais-je pas du parti modéré qui désirerait rester dans les limites posées par l’élection?
Ma décision fut bien vite prise, je résolus de ne prendre que le moins de part possible aux délibérations du Comité, me réservant un rôle plus actif. De cette façon quoiqu’il arrivât, les électeurs n’auraient aucun reproche à m’adresser, puisque ma promesse de défendre la République jusqu’au dernier moment n’aurait pas été un vain mot.
Le 13 mars eut lieu la reconnaissance du Comité central à la salle du Tivoli-Waux-Hall. La salle était comble; les alentours étaient gardés par un bataillon dévoué, sous le commandement du citoyen Faltot.
Au moment où l’ancien Comité annonçait à l’assemblée qu’il se retirait, un tumulte eut lieu, c’était un mouchard qui s’était faufilé dans la réunion, mais qui, malheureusement pour lui, venait d’être reconnu. Il fut jeté à la porte plus vite qu’il n’était entré.
Les noms des nouveaux membres furent cités: tous étaient présents. L’assemblée acclama quelques noms connus pour leurs antécédents politiques et leur conduite sous le siège. À ce moment, le lieutenant de vaisseau Lullier était dans la salle, des citoyens lui avaient déjà offert le commandement de l’Artillerie et de deux légions. Il fut acclamé général en chef de la Garde nationale [D’après Lissagaray, Lullier s’est fait nommer ce jour-là chef de l’artillerie. C’est seulement le 18 mars qu’il a été nommé commandant de la garde nationale. Jean Allemane dit : « les délégués, emballés par la prose théâtrale de Lullier, le proclament général de la garde nationale ».].
On se sépara aux cris de Vive la République! et les nouveaux membres se donnèrent rendez-vous place de la Corderie [à la Corderie du Temple, où se réunissaient les sociétés ouvrières, l’Internationale, le comité central des vingts arrondissements…] avec la résolution de s’y établir en permanence. Le même soir eut lieu la première réunion.
(À suivre)
*
J’ai déjà utilisé l’image des « types de fédérés » pour un article sur les statuts de la fédération républicaine de la garde nationale.
Livres cités
Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, Versailles, Cerf (1872).
Lissagaray (Prosper-Olivier), Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).
Allemane (Jean), Mémoires d’un communard — des barricades aux bagnes, Librairie socialiste (1906).