Dans son Histoire de la Commune de 1871 (chapitre XXXII, La furie versaillaise), Lissagaray écrit:
M. Thiers avait juré par les lois, il laissa carte blanche à l’armée. Il était « pour la plus grande rigueur », afin de pouvoir dire sa parole célèbre : « Le socialisme est fini pour longtemps. »
Cette phrase, « le socialisme est fini », ne semble pas figurer dans les différentes dépêches ou discours de M. Thiers en 1871. Pas non plus dans ses réponses à l’Enquête parlementaire de 1872, dans lesquelles il est moins affirmatif, s’attachant plutôt à cultiver la peur de l’Internationale. Mais alors, d’où vient cette citation?
Sans doute, légèrement déformée, du Manifeste de M. Thiers, publié par le Journal des Débats le 24 septembre 1877 [image de couverture]. De façon posthume, donc, puisque Thiers est mort le 3 septembre (sur ses obsèques, je vous renvoie à cet article ancien et au suivant et sur sa tombe au livre de Tardi dont il est question dans celui-ci). Je rappelle que Thiers, mis en minorité à l’Assemblée le 24 mai 1873, avait laissé la place à d’encore plus réactionnaires que lui (de Broglie, Mac Mahon), que, en septembre 1877, on préparait les élections qui ont eu lieu le 24 octobre — l’Assemblée avait été dissoute et la République était en danger — et ont donné la victoire, définitivement, aux républicains. Le « manifeste » de Thiers était un manifeste électoral, adressé d’ailleurs aux électeurs du 9e arrondissement. Si le JDD (abréviation pour Journal des Débats) l’a publié entièrement, la presse en a publié de larges extraits. Pour une fois, je suis d’accord avec Le Figaro:
Nous n’en infligerons pas à notre public la lecture complète et pour deux raisons : 1° parce qu’il est trop long, il tient presque huit colonnes de texte; 2° parce qu’il est aussi peu intéressant qu’il est long. Toutes les idées, presque toutes les locutions qu’il contient traînent depuis le 16 mai [date du début de la crise qui a mené, notamment, à la dissolution de l’Assemblée] dans la presse républicaine.
Thiers faisait donc le point sur l’état du pays. Pour résumer: on n’a plus besoin de cette droite extrême et monarchiste, puisque le pays est en bon état et pacifié, et:
Comment donc expliquer l’éclat fait contre cette Chambre ? Elle était, dit-on, radicale. Radicale ! Que veut dire ce mot nouveau, du moins en France, et introduit cette fois dans notre langue politique ?
On ne parle plus du socialisme, et on fait bien. On pouvait et on devait parler du socialisme lorsque tous les jours, en France, on discutait le droit de propriété, le droit au travail, l’impôt progressif, l’égalité des salaires, le crédit gratuit et illimité. Ces mots sont à présent oubliés chez nous […]
Ces mots étaient-ils bien oubliée? Le sont-ils? Passons…
Et revenons à Lissagaray.
C’est moi qui ai souligné la phrase en gras. Je suppose que c’est à elle que pensait Lissagaray.
J’en entends déjà qui crient à l’anachronisme. Comment un texte de 1877 peut-il être cité dans un livre de 1876? Eh bien, c’est très simple: il ne l’est pas! Cette phrase est un des ajouts que l’auteur a faits pour l’édition de 1896.
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Je remercie Emmanuel Brandely de m’avoir posé la question de la source de cette « citation ».
Livres cités
Lissagaray (Prosper-Olivier), Histoire de la Commune de 1871, Bruxelles, Librairie contemporaine de Henri Kistemaeckers (1876), — Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).
Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, Versailles, Cerf (1872).
Tardi (Jacques), Vingt ans en mai 1871, Les Éditions Martin de Halleux (2023).