J’avoue m’être peu préoccupée des opposants à la Commune. C’est Maxime Jourdan qui m’a lancée sur le sujet de cette série d’articles :

Regarde le beau réac que voilà

m’a-t-il dit, en m’envoyant le dossier aux archives de la Légion d’honneur dudit réac. Maxime, qui a écrit la page « Entre passivité et hostilité: les résistances à la Commune » dans l’exposition Insurgé.es! et son catalogue, et dont j’attends avec impatience qu’il finisse son livre sur ce sujet.
J’ai un peu traîné, il m’a relancée

Tu as eu le temps de prendre connaissance du dossier ?

Bon, bref, un beau jour (ou plutôt un moche jour, c’était le 1er novembre et il pleuvait), j’ai fini par aller regarder.
Le beau réac s’appelle Charles Levaux. Il est né à Paris le 25 août 1818. Il est avoué, habite 7 rue des Saints-Pères où il a aussi son étude. Un bel immeuble du XVIIIe siècle. Chouette nid pour un beau réac. Je précise que l’adjectif « beau » s’applique ici à sa façon d’être réac et non pas à son apparence physique (je n’ai vu aucun portrait de lui).
N’empêche, en 1894, ce monsieur a besoin d’argent. D’abord, il n’est plus avoué — on y reviendra — et puis il a perdu de l’argent dans le « scandale de Panama ». Nous allons voir que ce beau réac est aussi, selon une expression récente et anachronique, bling-bling. Ainsi écrit-il :

J’ai perdu de l’argent avec le Panama (ayant été trompé personnellement par de Lesseps).

Des dizaines de milliers de personnes ont perdu de l’argent dans cette histoire, mais lui, c’est Lesseps en personne qui l’a trompé! Bref, il écrit au grand chancelier de la légion d’honneur pour lui demander de lui verser sa pension comme « légionnaire » et même un arriéré, puisqu’il l’est, légionnaire, depuis 1872.
Un échange de lettres s’ensuit, qui nous a heureusement été conservé (merci à la grande chancellerie de la légion d’honneur!). Le grand chancelier lui explique d’abord délicatement qu’il n’a droit à rien. En effet, il n’était pas militaire mais garde national et, oui, il y a une loi qui a permis aux gardes nationaux de bénéficier eux aussi de cette pension, mais seulement s’ils avaient été décorés avant le 31 décembre 1871. Pas de chance, sa breloque lui a été décernée le 12 janvier 1872. Cela n’empêche pas Charles Levaux d’insister, dans une deuxième lettre, que la grande chancellerie reçoit le 12 février 1894. Elle est longue cette fois, de sept pages, il n’en faut pas moins pour faire le détail de tous les faits de bravoure de son auteur depuis 1848.
Je vais donc vous livrer cette lettre (en vert), avec des explications et des commentaires de mon cru (en noir), qui nous permettront de découvrir la biographie de ce monsieur Charles Devaux.

À Monsieur le Général Février
Grand Chancelier de la Légion d’Honneur

Monsieur le Grand Chancelier

J’ai l’honneur de répondre à votre dernière lettre, qui était elle-même une réponse à ma demande « à fin de rappel des arrérages de ma pension de Chevalier de la Légion d’Honneur.
Je vais faire en sorte de me résumer le plus possible, afin de ne pas vous faire perdre de temps inutilement.
Tout d’abord, je n’avais pas demandé la croix [il faut croire que, en ce temps-là, cela se demandait…], parce que j’avais été longtemps officier dans la garde nationale (23 ans) et parce que j’y avais toujours rempli mes fonctions.
Non, J’avais basé ma demande comme étant une récompense de plusieurs actes particuliers (tous purement volontaires) de courage et de sauvetage, au péril de ma vie.
Ainsi, en 1848, ce n’était pas mon service de sergent qui m’obligeait à quitter seul les rangs pour aller (malgré les ordres du capitaine Royé) sauver un garde municipal que des centaines d’insurgés révolutionnaires [c’est de l’insurrection de juin 1848 qu’il est question] voulaient jeter à l’eau. La lutte a été vive et j’ai défendu ce dernier jusqu’au bord du Parapet en l’enserrant de toutes mes forces, et en m’écriant « qu’il faudrait en jeter deux à l’eau.

[Et ce n’est pas fini, à suivre, donc.]

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Je n’ai pas trouvé trace du premier fait d’armes de notre « héros », mais je trouve vraisemblable que le « Parapet » soit au bord du canal. Donc, cette image de couverture, faubourg du Temple et canal Saint-Martin. Un « dessin » de Gaspard Gobaut, au musée Carnavalet.

*

Source: les archives de la Légion d’honneur, et précisément là. Merci à Maxime Jourdan.