C’est entendu, Sofia Kovalevskaya (1850-1891) est venue à Paris pendant la Commune.
Elle est devenue (mais plus tard) célèbre, c’est pourquoi il existe plusieurs biographies. La source d’information principale est la biographie de son amie suédoise Anne-Charlotte Leffler, parue vers 1895. Mais Sophie est morte en 1891. Elle n’était plus là pour répondre à telle ou telle demande d’explications. Il n’est pas certain qu’Anne-Charlotte connaissait les dates de la Commune, ni même qu’il y a une différence entre le siège de Paris et la Commune.
Commençons par le commencement. Sophie avait décidé de quitter son pays, de partir étudier les mathématiques en Allemagne. Pour ça il lui fallait un mari. C’est à cet effet qu’elle avait choisi et épousé Vladimir. Le mari servait, en quelque sorte, de passeport. Et de chaperon. Un chaperon valait pour deux femmes. Vladimir avait donc quitté la Russie avec Sophie et sa sœur aînée Anna. Ils s’étaient d’abord installés à Heidelberg. Sophie s’occupait de mathématiques, mais Anna, qui avait goûté à la liberté, en avait voulu davantage.
Bref, Anna était venue à Paris, au printemps de 1869. Elle avait pris contact avec les milieux révolutionnaires. Si je comprends bien elle était devenue membre de l’Internationale. Elle avait travaillé comme typographe (ou comme relieuse, ou comme brocheuse, je ne suis pas certaine, mais dans une imprimerie). Puis elle avait rencontré Victor Jaclard dans une réunion blanquiste et s’était mise en ménage avec lui. Comment je le sais? Paul Lafargue, qui était ami avec Jaclard, l’a rencontrée en avril 1870, en a parlé avec son beau-père, qui a écrit à son ami Engels et le lui a dit.
Tous deux, Anna et Victor, ont dû s’exiler brièvement en Suisse pour échapper à la police de Napoléon III (c’est peut-être à cet endroit de l’espace-temps qu’elle a adhéré à l’Internationale).
À l’automne 1870, Sophie et Vladimir étaient partis pour Berlin, où Sophie continuait à étudier les mathématiques. Recevant (ou ne recevant pas) des nouvelles d’Anna pendant le siège, ils s’étaient senti une petite responsabilité. Ils avaient accouru à Paris (c’est une façon de parler car ils n’avaient pas couru mais avaient simplement pris un train). La suite n’avait pas été facile.
Anne-Charlotte parle bien du siège de Paris, mais une autre information circule selon laquelle les deux jeunes gens seraient arrivés à Paris début avril. Heureusement, nous avons aussi un témoignage contemporain des faits, celui de la journaliste André Léo, une amie de Victor et Anna, qui écrivit, dans La Sociale du 12 mai 1871:
Deux Russes, M. et Mme Kowalevski, qui avaient une sœur à Paris, accoururent, dès l’armistice, à Versailles, et demandèrent un laissez-passer. Refusés de toute part, ils allèrent jusqu’à M. de Bismarck, lequel répondit à leurs instances:
— Il m’est interdit de vous satisfaire, cela ne dépend pas de moi. J’ai engagé ma parole à M. Jules Favre de ne laisser pénétrer personne dans Paris sans une permission expresse de sa part.
La personne qui tient ce fait de M. et Mme Kowalevski l’écrivit de province à un journal de Paris. D’autres correspondances arrivèrent à destination; celle-ci ne parvint pas.
André Léo a quitté Paris pour la province le 18 février. Elle y est revenue début avril. Elle est sans aucun doute la personne qui écrivit de province: qui d’autre? On peut donc tenir pour acquis que Sophie et Vladimir sont arrivés à Versailles après le 28 janvier (date de l’armistice) et entrés dans Paris avant le 18 février, certainement sans laissez-passer.
Ici se place un deuxième élément peu clair de cette histoire, raconté par Anne-Charlotte, une barque trouvée par hasard et grâce à laquelle ils ont pu traverser les lignes prussiennes et entrer dans Paris. J’avais d’abord pensé à deux options: soit la Seine à proximité de Versailles (Chatou?), mais j’avais un peu de mal à les imaginer remonter le courant, soit le canal Saint-Denis, mais de ce côté-là il y a des écluses. En réalité ils n’ont sans doute eu à ramer que sur un très court trajet, traverser les lignes prussiennes au pont de Sèvres, la barque servant alors à éviter le contrôle des laissez-passer sur la passerelle… et continuer à pied…
Sophie et Vladimir sont donc arrivés à Paris entre le 28 janvier et le 18 février.
On pourrait penser qu’ils ont assisté, le 27 mars, au mariage de Victor et Anna… sauf que…
- Weierstrass, qui devait voir Sophie (à Berlin) lui a écrit le 11 mars qu’il ne pouvait pas venir et qu’il espérait la voir le lendemain — elle devait donc être à Berlin ce jour-là.
- Vladimir a écrit plus tard à son frère qu’ils avaient été heureux à Paris entre le 5 avril et le 12 mai…
Cette apparente contradiction se résoudra dans un article ultérieur…
En attendant, nous sommes en avril et ils sont à Paris.
Sophie a passé du temps dans une ambulance (on pense ici à l’ambulance de l’Élysée-Montmartre, organisée par le Comité de vigilance, celui d’Anna) avec Anna et d’autres jeunes filles qu’elles avaient connues à Saint-Pétersbourg (on pense ici à Elisabeth Dmitrieff, mais ce sont d’autres ambulances qu’organisait l’Union des femmes, celle d’Elisabeth). Vladimir, qui était biologiste, a profité de ce passage à Paris pour aller étudier les collections de fossiles du Muséum (il a été lui-même un grand collectionneur de fossiles).
Si la date de leur arrivée à Paris n’est pas absolument précise, on sait qu’ils ont quitté Paris le 12 mai, apparemment rassurés sur le sort d’Anna. Et Sophie s’est remise à ses mathématiques…
Je remercie Jean-Pierre Bonnet, qui sait tout sur André Léo (mais pas seulement), pour son aide.
Livres utilisés
Leffler (Anne-Charlotte), Biographie de Sonia Kovalevskaïa, traduction française (1895).
Kochina (Pelageya), Love and mathematics, Sofia Kovalevskaya 1850–1891, MIR (1985).
Koblitz (Ann Hibner), A Convergence of lives: Sofia Kovalevskaia, scientist, writer, revolutionary, Rutgers University Press (1993).
Audin (Michèle), Souvenirs sur Sofia Kovalevskaya, Calvage et Mounet (2008).
Bölling (Reinhard), Briefwechsel, Karl Weierstrass, Sofja Kowalewskaja, Akademie Verlag, Berlin (1993).