Le 27 mars 1871, à la mairie du dix-septième arrondissement, Anna Korvin-Kroukovskaïa épouse Victor Jaclard.

En Russie, Anna avait refusé d’épouser Dostoïevski…

Les deux « fiancés » habitent rue Biot, dans le dix-septième. L’officier municipal qui les marie est Benoît Malon (de l’Internationale).

La sœur d’Anna, Sophie Kowalevski, et son mari, Vladimir, sont venus à Paris et repartis pour Berlin. Il y a quand même une personne célèbre, ou qui le deviendra, présente à ce mariage. C’est un des témoins de Victor, Georges Clemenceau, médecin et (encore) maire du dix-huitième arrondissement. Victor Jaclard est (a été) un de ses adjoints. Jean-Antoine Lafont, un autre des adjoints, est témoin lui aussi. La municipalité du dix-huitième participe à un mariage dans le dix-septième.

Ni les mariés ni les témoins ne le savent encore, mais il y a quelque chose de complètement exceptionnel dans ce mariage.

Anna et Victor vivent ensemble depuis un moment déjà. Au cours de l’année 1870, Anna s’aperçoit qu’il serait plus commode d’être légalement mariés: lorsque son homme sera mis en prison, elle ne pourra pas lui rendre visite si elle n’est pas son épouse légitime. Elle fait donc venir de Russie les papiers nécessaires, ce qui prend un peu de temps.

La République est proclamée, Victor est élu adjoint au maire du dix-huitième, il y a le siège, puis le siège se termine…

Les amants passent à l’acte et fixent la date de leur mariage, qui aura lieu le 27 mars. Comme c’est la règle, les publications sont affichées les deux dimanches précédents, les 12 et 19 mars, à la mairie du dix-septième. C’est, parmi les adjoints au maire de l’arrondissement, l’ami Benoît Malon qui officiera.

Toutes les décisions ont donc été prises avant le 18 mars.

Et tout se passe comme prévu. L’acte est inscrit dans le registre d’état civil entre d’autres actes de mariages célébrés les jours précédents et le lendemain par Charles Achille Cacheux, un autre adjoint.

Ce qui rend ce mariage exceptionnel, ce ne sont pas les personnalités (exceptionnelles) des deux époux, de l’officier d’état civil, des témoins, des parents.

La Commune, quand elle sera proclamée (demain, 28 mars) et installée, pourra décider que les nouveaux élus sont officiers d’état civil.

Après quoi, le nouveau pouvoir (dès la fin mai) pourra décider que la Commune n’a pas eu lieu et annuler tous les actes d’état civil enregistrés par ces non-êtres qu’ont été les membres de la Commune. Annuler un acte de décès ne ressuscite pas le mort, mais crée certainement des ennuis à sa famille. Annuler un acte de naissance sans doute encore davantage. Concrètement, ces actes annulés sont « bâtonnés », barrés d’un trait, d’un bâton.

Si le mariage d’Anna et de Victor est exceptionnel, c’est parce qu’il est le seul mariage célébré par un membre élu de la Commune (la Commune ne sera proclamée que le lendemain, mais les élections ont eu lieu la veille) qui est complètement légal de n’importe quel point de vue, même le plus réactionnaire. En effet, Benoît Malon agit bien comme « adjoint au maire du dix-septième arrondissement », ce qu’il était depuis les élections de novembre 1870. Tous les autres mariages célébrés jusqu’au 31 mars par des maires ou des adjoints sont considérés comme légaux.

Celui-là est bâtonné.

Accompagné de la mention marginale, parfaitement fausse:

L’acte inscrit ci-contre, reçu par autre que l’officier public compétent, a été bâtonné en exécution de la loi du 19 juillet 1871 […] La présente mention faite par nous, maire du dix-septième arrondissement de Paris le 23 août 1871.

Le mariage a été rétabli le 23 décembre 1873, mais il y a fallu un jugement.

Merci à Jean-Pierre Bonnet pour son aide, iconographique dans ce cas précis.