Grâce à un document d’archives découvert il y a quelques semaines, je précise un article précédent de ce site sur Sophie et Vladimir Kowalevski à Paris en 1871.

Sur ce sujet, la seule source semble être le récit fait par l’écrivaine suédoise Anne-Charlotte Leffler, première biographe de Sofia Kovalevskaya, qui est empli d’imprécisions, de contradictions et d’informations invraisemblables — elle en était probablement consciente elle-même, elle a écrit après la mort de son amie Sofia et n’avait pas les moyens de lui poser des questions, de lui demander des éclaircissements.

J’en étais arrivée à démontrer, grâce à un article d’André Léo, que Sophie et Vladimir étaient arrivés à Paris bien avant la Commune (juste après l’armistice). Ce qui semblait contradictoire avec les dates habituellement données par les historiens, une arrivée à Paris le 5 avril. Et avec le fait que, certainement, Sophie était à Berlin le 11 mars, puisque Weierstrass décommandait un rendez-vous avec elle à cette date.

Sophie et Vladimir sont partis de Berlin. Ils étaient à Strasbourg le 29 janvier où un officier d’État-major prussien leur a délivré un laissez-passer leur permettant, avec le passeport russe de Vladimir, de se rendre à Versailles. Ce document confirme et précise l’information donnée par l’article d’André Léo. En voici le texte:

General-Gouvernement                                  Strasbourg, den 29. Januar 1871
Im Elsass

Vorzeiger dieses, der Kaiserlich Russische Titularrath, Dr. von Kowalewski hat sich Behufs Vornahme einer Reise nach Versailles in Familienangelegenheiten durch Vorzeigung gültiger Kaiserlich Russischer Pässe für sich und seine Frau hier legitimiert.

Von Seiten des General Gouvernements
im Elsaß
Der Oberst, Chef des Generalstabs

M. Hartmann

De Versailles, ils ont réussi à se rendre à Paris. Sur ce point, voir l’article précédent.

Et ils ont laissé le document (qui ne servait pas dans l’autre sens) chez les Jaclard (Anna, la sœur de Sophie, et Victor, son mari). Pour une raison ou pour une autre, il y était encore lorsque Victor Jaclard a été arrêté après la Commune, le 2 juin. La police a perquisitionné chez eux et emporté les papiers qui s’y trouvaient. Ils ont été rangés dans un dossier Jaclard. Ils y sont toujours…

Sophie et Vladimir sont rentrés à Berlin, ils y étaient le 11 mars, ceci ne fait aucun doute.

On peut même estimer la date à laquelle ils ont quitté Paris. Le même dossier contient aussi un laissez-passer français autorisant Anna à se rendre à Strasbourg et daté du 13 février. Il n’est pas impossible qu’elle les ait accompagnés! Et donc qu’ils soient partis vers le 13 février.

En particulier, ils n’étaient pas à Paris le 27 mars et n’ont donc pas assisté au mariage d’Anna et Victor.

Puis ils sont revenus. Puisqu’il ne fait aucun doute que, au moins entre le 5 avril et le 12 mai, ils étaient à Paris.

Et voilà. Sur la foi du récit pourtant obscur d’Anne-Charlotte Leffler, tous les biographes ont cru à une seule visite — Sophie et Vladimir sont venus à Paris deux fois, une après le siège en janvier, et une autre pendant la Commune en avril.

Et même trois fois. Puisqu’ils sont revenus le 10 juin, après l’arrestation de Victor Jaclard.

Voici comment les rapports de la police parisienne racontent cette (troisième) visite, avec les parents.

Le 31 août:

Melle Krukowskoï [c’est d’Anna Jaclard qu’il est question] est la fille d’un lieutenant-général russe. Soit que, depuis, le mariage se soit effectué, soit que Mr Krukowskoï ait voulu mettre son amour de père à couvert, il s’est fait annoncer récemment à Mr le Gouverneur de Paris, auquel il demandait une audience, comme beau-père de Jaclard.

D’où il ressort que les registres d’état civil ne faisaient pas partie des sources d’information de la police. Le père d’Anna était bel et bien le beau-père de Jaclard. Et que, s’il n’est sans doute pas allé voir Thiers, comme le dit Anne-Charlotte Leffler, il a au moins essayé de voir Vinoy.

Jaclard s’est évadé le 1er octobre, ce qui est raconté dans un autre article.

Le 21 mai 1872 (la police ne s’était toujours pas remise de l’évasion de Jaclard et, de toute façon, présent ou pas, il fallait récapituler):

La mère de la femme Jaclard [celui-là a compris] a bien demeuré Boulevard St Michel, n°18 et non 19, dans un appartement meublé loué par le Nommé Kaisalevski ou Korwalowski, âgé de 68 ans, général russe, et qu’elle a occupé du 22 juillet au 5 octobre, de concert avec cette personne, sa femme, le nommé Kowolewski, la femme de celui-ci et le général russe Korvin Krukrowskoy, son mari. Ces personnes partirent ensemble de cette maison, après avoir eu un entretien avec un inconnu, qui était venu les voir.

Le nommé Kaislexski ou Korwalowski déclara au propriétaire qu’il regrettait de ne pas l’avoir prévenu huit jours à l’avance, mais qu’un cas imprévu et de force majeure l’obligeait à ne pas différer son retard.

Il prétendit qu’il se rendait en Russie.

Les bagages des voyageurs furent enlevés par une voiture des chemins de fer.

La compagnie à laquelle elle appartenait est restée inconnue.

Un individu disant se nommer Kowolewski, demeurer Boulevard St Michel, n°18, d’être le beau-frère de Jaclard, s’est présenté à différentes reprises rue Biot, n° 16, à l’effet de réclamer les effets et les objets qui avaient été saisis par le commissaire de police.
Cet individu, qui s’appellerait plutôt Korwolowski, serait peut-être le fils du général dont j’ai parlé plus haut et qui porte ce nom.

Quelle salade! Pauvre policier! Perdu au milieu de tous ces noms russes! Il est parfois difficile, même dans un service d’archives très sérieux, de retenir un éclat de rire…

D’où nous déduisons que Sophie, son mari et ses parents ont habité 18 boulevard Saint-Michel à partir du 22 juillet. Que Vladimir a essayé de récupérer les papiers d’Anna et Victor Jaclard au 16 rue Biot (ces mêmes papiers que, heureusement pour nous, la police avait saisis, qui figurent aujourd’hui dans le dossier Jaclard, le fameux laissez-passer, notamment). Et que toute la famille est partie, subitement, après la visite d’un inconnu, le 5 octobre…

Mais nous, nous savons que Jaclard, évadé le 1er octobre, a passé la frontière suisse avec le passeport de Vladimir. Alors, l’inconnu, le 5 octobre? Eh bien, sans doute qu’il rapportait son passeport à Vladimir, qui en avait besoin, lui aussi, pour quitter la France… et la famille n’attendait que le retour du passeport pour partir!

*

J’ai trouvé le laissez-passer des Kowalevski dans le dossier Jaclard aux Archives de la Préfecture de police. Il est écrit dans l’allemand manuscrit (et le style administratif) de l’époque — les deux seuls mots que j’étais capable d’y lire étaient Kowalewski et Versailles (écrits dans l’écriture manuscrite dont nous avons l’habitude). Je remercie Norbert Schappacher de l’avoir décrypté pour moi.

Une fois encore, je remercie Jean-Pierre Bonnet pour son aide.

Et bien sûr, je remercie le service des Archives de la Préfecture de police et son personnel pour leur accueil.

*

Il est toujours étonnant de trouver, dans un dossier d’archives, un document que personne n’a remarqué. Dans ce cas particulier, j’ai du mal à comprendre que les historiens qui ont travaillé sur Sophie Kowalevski ne soient pas allés regarder le dossier de son beau-frère… bon, admettons, venir à Paris pour consulter les archives de la Préfecture de police, pour un(e) historien(ne) soviétique, ce ne devait pas être simple… je m’étonne aussi que les (autres) historiens qui ont regardé ce dossier ne se soient pas demandé ce qu’était ce papier (bien visible, avec son cachet en cire)???

*

La photographie utilisée en couverture de cet article représente Sophie Kowalevski en 1868. Je ne sais pas qui en est l’auteur.

Livres utilisés

Leffler (Anne-Charlotte), Biographie de Sonia Kovalevskaïa, traduction française (1895).

Bölling (Reinhard), Briefwechsel, Karl Weierstrass, Sofja Kowalewskaja, Akademie Verlag, Berlin (1993).