Non, le Journal Officiel n’a pas publié d’article sur la proclamation de la Commune. Et, cette fois, si vous n’en trouvez pas dans la prétendue « réimpression », ce n’est ni de l’incurie ni de la falsification, c’est qu’il n’y en a pas eu. Enfin, pas dans l’édition du matin (à propos du JO, voyez ici).

Le Cri du peuple a publié un bel éditorial collectif « La Fête » (il est reproduit ici). Mais, non, il n’y a pas d’article sur la proclamation de la Commune dans le Journal Officiel. Ni le matin du 29 mars, ni celui du 30 mars, ni après. C’est très surprenant.

Si surprenant qu’il arrive que tel ou tel auteur en trouve (quand même) un.

En y regardant de plus près, il y a quand même un article, dans le « petit JO ». Un bon article, moins brûlant d’enthousiasme que celui du Cri du peuple, mais un bon article quand même. Paru dès que possible dans le journal du soir, c’est-à-dire l’après-midi du 29 mars (dans le numéro daté du 30).

Dans le « petit JO », il y a un feuilleton, des rubriques « Chronique » et « Çà et là », tenues par Floriss Piraux. Les nouvelles officielles, les faits divers et les articles sont les mêmes que ceux de l’édition du matin. Ils paraissent juste avant ou juste après, selon le moment où ils arrivent à la rédaction.

Mais ce n’est pas le cas de l’article sur la proclamation de la Commune, qui n’est paru que dans l’édition du soir (il y a une image, mais, pour lire l’article, voir ici). Étonnant, pour un événement d’une telle importance!

Plus étonnant est le fait que cet article est paru dans Le Rappel — le matin du 29 mars. Il arrive très souvent qu’un quotidien reprenne un article publié par un autre, mais en général la source est indiquée. Ce n’est pas le cas ici.

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Il y a plus étonnant encore: ce n’est pas exactement le même article. C’est assez clair sur l’illustration: l’un est plus court que l’autre (pour lire l’article dans Le Rappel, allez plutôt là). Le Rappel a supprimé le détail du contenu des discours. Parce que l’article était écrit pour le JO et trop long pour Le Rappel? Sauf qu’il y a une phrase qui est dans Le Rappel et pas dans le JO:

[…] une vaste tribune qui communiquait avec l’Hôtel de Ville par une sorte de pont de bois et dans laquelle on remarquait, sur une table, une sonnette, des écritoires, deux carafes et des verres si modestes qu’ils n’étaient même pas à pied.

Ainsi, aucun des deux n’est un extrait de l’autre.

Et pourtant, certains auteurs ont cru lire un article du (grand) JO. Benoît Malon, par exemple, qui écrit:

Le Journal Officiel de Paris fit de ce grand événement un récit dont le ton enthousiaste est en harmonie avec les sentiments du peuple, entraîné par ce grand spectacle.

Puis il « reproduit » cet article enthousiaste:

Cette après-midi, vers trois heures, plus de soixante mille gardes nationaux étaient sous les armes, défilant fiers et dignes, avec un ordre admirable, dans les rues et sur les boulevards, et se dirigeant vers l’Hôtel-de-Ville, au son éclatant des fanfares et tambours, battant la marche. Les bataillons des faubourgs avaient un aspect martial, austère. On eût dit que les pavés tressaillaient sous leurs pas cadencés.

Leurs drapeaux étaient surmontés d’un bonnet phrygien, symbole d’indépendance et de liberté, et leurs baïonnettes avaient une frange rouge en souvenir du sang versé par le peuple pour son émancipation.

Dans les rangs marchaient, l’œil rayonnant et la lèvre joyeuse, des soldats de toutes armes, lignes, zouaves, marins et artilleurs.

Que ce premier défilé était imposant!

Place de l’Hôtel-de-Ville, le Comité central et les membres de la Commune sont réunis.

Une estrade est dressée devant la porte centrale. Au dessus, au milieu d’un faisceau de drapeaux, le buste de la République décoré d’une écharpe rouge.

Au fronton flotte au vent le drapeau de la Commune, et devant l’estrade sont groupés ceux de tous les bataillons.

C’est là, à une grande table, que le Comité central est assis. Derrière lui, ceints d’une écharpe rouge, se tiennent les élus du peuple.

La place étincelle de baïonnettes: plus de 20,000 hommes s’y pressent en rangs serrés. Dans les rues adjacentes se développent en longues files des bataillons et les tourbillons d’une foule immense. Toute la Garde nationale est là; celle qui est de service est représentée par une compagnie.

Soudain, un profond silence se fait dans les masses humaines: le Comité central déclare son mandat expiré et rend ses pouvoirs à la Commune de Paris. Le citoyen Assi proclame les noms des membres, qui sont ensuite présentés au peuple.

À ce moment, l’âme des citoyens s’élève et s’emplit d’une indicible émotion, puis une immense acclamation sort de toutes les poitrines: Vive la Commune! Vive la République! Les musiques, les clairons et les tambours battent aux champs, les képis s’agitent au bout des baïonnettes, les fenêtres de l’Hôtel-de-Ville regorgent de spectateurs, et sur les corniches extérieures sont assises des files de gardes nationaux et de citoyens qui mêlent leurs acclamations à celles du peuple qui est sur la place. Et le soleil répand ses chauds rayons sur ces vagues humaines et éclaire de sa lumière dorée cette solennité grandiose.

Tout à coup éclatent vers le quai les détonations de l’artillerie, qui ébranlent le sol et font vibrer longuement les vitres des fenêtres.

Les acclamations redoublent.

Le moment est saisissant. Chacun se reporte aux grandes journées héroïques de la première révolution, dont la cérémonie de ce jour est la vibrante image; on dirait que le souffle de nos pères anime et transporte tous ces hommes, subitement transformés.

La joie, l’espoir, le patriotisme se lisent sur tous les visages; dans plusieurs groupes on verse des larmes.

Le citoyen Ranvier s’avance. Il va prononcer une allocution, dire au peuple, comme suspendu à ses lèvres, le grand acte qui vient de s’accomplir. L’enthousiasme est indescriptible: jamais, depuis le commencement de ce siècle, on ne vit pareille exaltation patriotique, pareille ivresse dans le cœur du peuple.

Après le citoyen Ranvier, les citoyens Assi et Lavalette, dont les allocutions alternent avec les hymnes de la Marseillaise et du Chant du départ, que le peuple répète en chœur.

À cinq heures commence le défilé. En passant devant l’estrade qui masque le bas-relief d’Henri IV, les chefs de bataillons serrent la main des membres de la Commune. Cela dure plus de deux heures sans que l’animation se ralentisse un seul instant.

C’est en de semblables jours, — trop rapides, hélas! qu’on peut mesurer, ô peuple! et ta grandeur et ta force. Reste sur ton piédestal, souverain magnanime, antique sacrifié d’une inique organisation sociale.

Voici ton jour venu; tes destinées vont changer, tu vas avoir ta place au soleil de la vie, et désormais il n’y aura plus rien au-dessus du citoyen qui demandera à son travail de chaque jour le pain de sa femme et de ses enfants.

Vive la Commune! Vive la République!

Pourtant Benoît Malon était à Paris le 28 mars 1871. Il a assisté à la proclamation (parmi les élus). Le livre dans lequel j’ai copié cet article a été publié à Neuchâtel dès octobre 1871. Ce qui veut dire que Malon a eu tout juste le temps de chercher, d’abord un lieu où se cacher, puis un moyen de fuir, puis de se poser, en Suisse. Le plus probable est qu’il n’avait pas emmené sa documentation avec lui… et qu’il a fait confiance à un autre auteur, qui, à cette date, était forcément versaillais. Je pense par exemple au sieur Pierotti qui a bien inséré cet article, celui que vous venez de lire, entre deux articles du JO (dans un livre d’assez basse qualité). La voilà, la falsification!

 

Pourtant l’article existe bien — la preuve: vous venez de le lire. Il est paru dans le journal La Commune et il est signé Odilon Delimal.

Je ne résiste pas au plaisir d’une autre citation de ce journaliste. Dans le même journal, le lendemain. Il appelle les typographes à ne plus composer aucun journal, à commencer par le Journal Officiel, si on en interdit un.

Si les ouvriers faisaient cela, ils donneraient encore aux gouvernants une de ces leçons dont ils ont, paraît-il, toujours besoin.

Je n’ai vu aucune indication qu’il ait été suivi.

(à suivre)

Merci à Jean-Pierre Bonnet pour la photographie, trouvée sur le bibliomane moderne, et précisément sur cette page, et pour ces liens.

 

Livres cités

Malon (Benoît), La Troisième défaite du prolétariat français, Neuchâtel (1871).

Pierotti (Ermete), Décrets et rapports officiels de la Commune de Paris et du gouvernement français à Versailles, Paris (1871).