Tous les livres (bon, presque tous) consacrés à la Commune contiennent un chapitre sur les femmes. Ceci a le grand avantage de permettre de les omettre dans l’histoire, la vraie.

Comme toujours, je choisis l’Histoire de la Commune de 1871, de Lissagaray:

Cette femme, qui salue ou accompagne, c’est la vraie Parisienne. L’immonde androgyne née des fanges impériales a suivi sa clientèle à Versailles ou exploite la mine prussienne à Saint-Denis. Celle qui tient le pavé maintenant, c’est la femme forte, dévouée, tragique, sachant mourir comme elle aime, de ce pur et généreux filon qui, depuis 89, court vivace dans les profondeurs populaires. La compagne de travail veut aussi s’associer à la mort. « Si la nation française ne se composait que de femmes, quelle terrible nation ce serait! » écrivait le correspondant du Times. Le 24 mars, aux bataillons bourgeois de la mairie du 1er arrondissement, un fédéré dit ce mot qui fit tomber leurs armes. « Croyez-moi, vous ne pouvez pas tenir; vos femmes sont en larmes et les nôtres ne pleurent pas. »

Elle ne retient pas son homme, au contraire, le pousse à la bataille, lui porte aux tranchées le linge et la soupe, comme elle faisait au chantier. Beaucoup ne veulent plus revenir, prennent le fusil.

Etc., etc. Belle image d’Épinal. Dans cette page, Lissagaray cite quelques « héroïnes », la cantinière Lachaise, Louise Michel, Dmitrieff, André Léo. Eh bien, tiens, la voilà, notre Léodile, lisez ce qu’elle raconte, dans La Sociale datée du 6 mai:

AVENTURES

DE NEUF AMBULANCIÈRES

À LA

RECHERCHE D’UN POSTE DE DÉVOUEMENT

Dans chaque arrondissement de Paris, on le sait, des groupes de citoyennes dévouées et courageuses se sont formées pour aider à la défense de Paris. Les unes s’occupent de préparer à nos combattants, généralement très mal nourris, des aliments chauds et sains; les autres vont sur le champ de bataille porter aux blessés et aux mourants des soins immédiats; d’autres enfin, les mêmes pour la plupart s’inscrivent pour se porter — s’il y a lieu — derrière les barricades, afin d’y protester par leur présence contre la violation de la cité par une armée de bandits, et afin de doubler, par leur nombre et leur courage les forces des combattants — le bras étant assez fort quand le cœur est ferme.

— On sait aussi, d’autre part, qu’il y a dans Paris un très grand nombre de républicains, très forts en logique, et que cet amour des femmes pour la République indigne et désole. Les faits de ce genre, que l’histoire, à d’autres époques, enregistre comme héroïques, leur semblent admirables dans le passé, mais tout à fait inconvenants et ridicules aujourd’hui.

Ceci posé, le récit commence:

Un groupe de citoyennes du 17e arrondissement, munies d’une commission de la municipalité, portant la croix rouge, et conduites par une déléguée du comité, franchirent, le 2 mai, la porte de Clichy et se rendirent près du commandant du 34e bataillon pour lui offrir leurs services. Convenablement accueillies, quatre d’entre elles restèrent à ce poste, où l’on jugea qu’un plus grand nombre n’était pas nécessaire, et les autres reprirent leur marche pour se rendre à Levallois.

Le chemin qu’elles suivaient côtoyait quelques batteries, d’où l’on tirait de temps en temps. Bien qu’il y eût ce jour-là un ralentissement marqué des hostilités, plusieurs fois, devant ces batteries, des balles sifflèrent à leurs oreilles et firent voler quelques éclats de pierre en frappant contre les murs.

Pas une de ces citoyennes ne montra de crainte; à peine pressèrent-elles le pas, et celle qui les conduisait put s’assurer qu’elles n’avaient point, en s’engageant, trop présumé de leur courage.

A Levallois, le commandant s’efforçant d’être poli, ne marqua guère que de l’indifférence pour la mission des Républicaines. Les ambulances, les blessés, il ne savait pas, il ne s’occupait pas de ces choses-là. Il y avait bien quelque part une directrice d’ambulances, nommée par la Commune, et le chirurgien-major, mais où?… C’était aux voyageuses de chercher à le savoir. De renseignements en renseignements, d’étapes en étapes, elles firent inutilement beaucoup de chemin, et aboutirent enfin à Neuilly, à l’état-major du général Dombrowski.

C’est là que le sens de ces hésitations, de ces fins de non recevoir, s’accusa enfin nettement.

A l’ambulance, un chirurgien polonais, déployant une amabilité suspecte, conduit les ambulancières, en leur affirmant que le général sera charmé de les voir. Or, est-il vrai qu’un ordre avait paru la veille proscrivant la présence des femmes aux ambulances.

Au seuil de l’habitation du général, les citoyennes rencontrent un homme galonné, entouré d’autres officiers.

Parlé-je au général Dombrowski, demanda la déléguée.

L’homme galonné a le sentiment de son importance, il ne répond pas à cette question, et n’en prend pas moins le droit de décider sur la demande qui lui est soumise. Il renvoie les citoyennes au Palais de l’Industrie.

Nous marchons depuis quatre heures, lui répond la déléguée. Nous sommes sur le lieu où on a besoin de nos services; on parle d’un engagement pour cette nuit. Mission nous est donnée par un comité reconnu, et par la municipalité de notre arrondissement. Tant de formalités et d’obstacles sont plus qu’inutiles. Paris, la révolution, ont-ils donc à leur service trop de dévouements?

Nouveau refus, plus formel, de l’officier supérieur, qui se retire. Un jeune officier, encouragé par la sécheresse de son supérieur, se croit le droit d’impertinence, et adresse aux citoyennes une plaisanterie de mauvais goût. Il s’attire cette réponse qu’en venant au milieu des défenseurs de Paris, elles avaient cru s’adresser à des hommes sérieux.

Ils étaient là, en effet, les hommes sérieux, mais seulement dans la foule des gardes nationaux qui assistaient d’un air indigné à ce colloque.

— Citoyenne, dit l’un d’eux à la déléguée, venez, il y a là d’autres citoyennes à qui vous devez parler.

Elle le suit.

A deux pas de là, dans une petite chambre au rez-de-chaussée, trois femmes sont occupées à préparer leur repas. On se reconnaît et des exclamations joyeuses retentissent. Une de ces femmes est Louise Michel.

Elle a quitté Issy quand l’attaque est devenue plus vive à Neuilly.

Son costume n’a plus rien que de féminin.

— Qu’avez-vous fait de votre fusil?

— Oh! il n’était pas à moi.

— Et l’on ne pouvait en fournir un à celle de qui l’on a dit qu’elle était le meilleur des combattants d’Issy?

— Ah! si l’on me permettait seulement de secourir nos blessés! Mais vous ne sauriez croire que d’obstacles, que de taquineries, que d’hostilité!…

Le même garde national revient en courant.

— Citoyenne! on chasse vos compagnes; on les emmène!

Oui, ces femmes venues pour servir, au péril de leur vie, la Révolution et ses défenseurs, on les faisait reconduire par des hommes armés, comme des coupables. Leur indignation était vive, profonde. Naïvement, elles se croyaient humiliées d’un pareil traitement, sans réfléchir que l’odieux et l’humiliation n’en revenaient qu’à ceux qui l’avaient ordonné. Les soldats comprenaient mieux.

— Citoyennes, c’est nous qui sommes honteux. Mais nous sommes forcés d’obéir.

— Tenez, ne me dites pas votre numéro, ça ne vous ferait pas honneur.

Nous [passage à la première personne, la déléguée est donc bien André Léo] demandons le nom du chef qui avait donné cet ordre.

— Son nom, nous ne le savons pas, c’est le prévôt de l’état-major de… Nous allons être mitraillés tout à l’heure, et beaucoup d’entre nous, sans doute, souffriront faute de secours.

Et tout le long de l’avenue, interpellant leurs camarades:

— Dites donc, vous autres, voilà de braves citoyennes qui venaient pour vous secourir, et voilà comment elles sont reçues.

Et l’indignation était partout la même.

Aux portes, les geôliers et leurs prisonnières se séparèrent en échangeant de cordiales poignées de main.

Ailleurs aussi bien qu’à Neuilly, dans tout ce voyage aux avants-postes, nous avons pu constater ce double sentiment très marqué: du côté des officiers et des chirurgiens, sauf exception, une absence de sympathie, qui varie de la sécheresse à l’insulte; du côté des gardes nationaux, un respect, une fraternité, mêlés souvent à une émotion sincère. Ces braves, qui eux se battent obscurément pour leur foi, sans ambition et sans récompense, croient au dévouement et l’honorent. Nous en avons recueilli des preuves touchantes: en passant près d’une batterie, dans un chemin où sifflaient les balles:

— Ah! citoyennes, c’est beau, c’est bien ce que vous faites là!

Et l’honnête figure de celui qui parlait ainsi était éclairée de cette expression qui dit plus que la parole.

En effet, pour le citoyen qui défend son droit et son foyer, la présence de la femme est une joie, une force. Elle double son courage et son enthousiasme, en lui apportant ces soins matériels, ce secours moral dont il se sent parfois cruellement privé. La femme au champ de bataille, dans la guerre pour le droit, c’est la certitude dans la foi; c’est l’âme de la cité disant au soldat: Je suis avec toi. Tu fais bien.

En somme, et malgré l’insulte brutale faite à nos enrôlées du dévouement, l’impression que nous avons rapportée de cette excursion est profondément heureuse car, à côté de cet esprit bourgeois et autoritaire, si étroit et si mesquin, qui se trouve encore malheureusement chez beaucoup de chefs, éclate chez nos soldats-citoyens le sentiment vif, élevé, profond de la vie nouvelle. Ils croient, eux, aux grandes forces qui sauvent le monde, et les acclament au lieu de les proscrire. Ils sentent le droit de tous dans leur droit, ils sentent que la Révolution actuelle est l’expansion des facultés ardentes et généreuses, trop longtemps comprimées, et qu’ils s’indignent de voir comprimer encore. Le peuple, enfin, est prêt pour les destinées. Tandis que la plupart des chefs ne sont encore que… des militaires, les soldats sont bien des citoyens.

ANDRÉ LÉO

L’officier galonné, qui était-il? André Léo ne le dit pas. Le « roman » de Dombrowski, reproduit dans un autre article, est-il incompatible avec cette attitude d’un de ses officiers d’état-major?

(à suivre)

Livre cité

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).