Tout le monde était d’accord sur ce point: le Comité de Salut public n’avait pas à nous consulter, mais à agir. Il nous a semblé que nous n’avions plus qu’une chose à faire: c’était de nous retirer dans nos arrondissements et nos délégations tant que nous n’en serions pas relevés.
C’est ce que déclare Jules Andrieu le 17 mai, au cours d’une séance de la Commune qui réunit soixante-six membres de l’Assemblée — « du jamais vu ».
Car en effet, les minoritaires sont revenus à la Commune.
Le moins que l’on puisse dire est que leur « Déclaration » comme leur décision de se retirer dans leurs arrondissements n’ont pas été comprises. Voici quelques réactions qui, dans leur diversité, montrent cette grande incompréhension…
Lissagaray, dans son journal, Le Tribun du peuple, dont le premier numéro paraît le 16 mai:
Les vingt et un reprochent à la Commune d’avoir abdiqué entre les mains du Comité. Qu’importe au peuple si cette concentration accroît sa force, grandit sa résistance.
… ce qui ne veut pas dire qu’il ait confiance dans le Comité de Salut public. Lissagaray toujours, maintenant dans son livre:
Grande faute et sans excuse. La minorité n’avait pas le droit de crier à la dictature après avoir voté pour le second Comité de Salut public. La publication des votes la couvrait très suffisamment devant ses électeurs. Il eût été plus digne de désavouer ouvertement les actes du Comité et de proposer mieux soi-même. Il eût été logique puisque, disait-elle, « la question de guerre primait toutes les autres », de ne pas anéantir moralement la défense en désertant l’Hôtel de Ville.
Les électeurs, que plusieurs d’entre eux réunirent, les invitèrent à reprendre leur poste; mais le coup était porté; les journaux versaillais poussèrent des cris de joie. Les protestataires comprirent leur faute et quinze d’entre eux se présentèrent à la séance du 17.
Nos amis du Prolétaire, dans leur « Tribune », le 19 mai:
Eh bien oui, revenez dans vos arrondissements respectifs; il y a déjà beaucoup de temps que nous gémissons sur les heures passées en bavardages. Voyons, de bon compte, n’est-ce pas honteux de voir s’étaler vaniteusement ces signatures dans la première colonne du journal qui fait de la tropmannerie avec les cadavres de l’église Laurent, tandis que la caisse du libraire encaisse les deux sous du pauvre sans rien lui apprendre sur la grande cause sociale!
[…]
Au point de vue social, il est évident que vous êtes en mesure d’accomplir de grandes réformes, et puisque vous voilà revenus parmi nous, laissez donc vos langues à l’Hôtel de Ville. Seuls vos bras et vos jambes sont utiles pour l’action.
(Le journal visé est bien sûr Le Cri du peuple, qui coûte en effet dix centimes.) Le journal Le Prolétaire se trouve ici.
Édouard Vaillant, membre de la Commune, lors de la séance du 17 mai:
En présence de ce qui s’est passé, je demande à l’assemblée d’agir comme une assemblée chargée du salut de Paris. Il ne faut plus de querelles intérieures. Ce manifeste a porté un coup grave à la Commune, en portant devant le public des questions qui ne devaient être agitées qu’en Comité secret. Mais, quand ces membres, désavouant leur manifeste, reviennent ici, il ne faut pas le leur remettre devant les yeux, en les engageant à persévérer dans leurs fautes. J’ai parlé de la minorité mais, remarquez-le bien, citoyens, il y avait un fait qui pouvait donner, sinon l’excuse du moins l’explication de cette faute commise par plusieurs membres de cette assemblée. C’est le changement de la Commission militaire. Il y a eu une grande faute politique du Comité de Salut public. Il n’y a qu’une chose à faire maintenant: que la minorité déchire son programme et que la majorité lui dise: « Réunissons nos efforts pour le salut commun; soyez avec nous; car si vous êtes contre nous, nous vous briserons. »
(Le procès verbal de cette séance est là.)
Le Conseil fédéral de l’Association internationale des travailleurs invite les « déclarants », le 18 mai, à s’expliquer. Benoît Malon raconte:
Ceux-ci se rendirent à cette injonction; ils déclarèrent que, ne pouvant abdiquer leur mandat, ils n’avaient pas pu voter pour le Comité de Salut public, véritable dictature dont on n’avait rien à attendre et qui n’était que le produit de cette imitation jacobine chère à la majorité, mais dont les résultats déjà évidents étaient funestes à la Commune, que ces plagiats intempestifs rejetaient hors de sa voie. Après avoir entendu toutes les explications qui furent données, le Conseil fédéral et la Chambre fédérale, réunis en séance solennelle à la Corderie le 18 mai, déclarèrent que la minorité avait bien agi, mais qu’elle était invitée à continuer de défendre les idées socialistes et internationales à la Commune et par conséquent à y reprendre ses sièges. La minorité accepta ce verdict.
Arthur Arnould ne croit pas qu’un acte de l’importance de la « Déclaration » puisse ne pas être soumis à la ratification des électeurs. Les élus à la Commune du quatrième arrondissement réunissent leurs électeurs au Théâtre lyrique (place du Châtelet) le 20 mai. Ils font venir aussi deux sténographes. Deux mille personnes participent à la réunion, qui décide de se prononcer sur la conduite passée de ses élus, et d’exprimer sa volonté sur leur conduite future.
L’assemblée vota en résumé ceci
1° Qu’elle regrettait la scission accomplie au sein de la Commune.
2° Qu’elle désirait que nous reprissions nos sièges à la Commune, approuvant la politique que nous y avions soutenue, et nous autorisant à la continuer.
C’est ce qu’écrit Arnould, qui n’avait pas la sténographie sous les yeux lorsqu’il rédigea son livre. La transcription de cette sténographie a été reproduite en annexe du procès verbal de la réunion de la Commune du 19 mai, ici.
Plus anecdotique est l’attitude du Père Duchêne… mais le journal avait un lectorat important. C’est carrément une dénonciation. Voici le numéro du 17 mai (28 floréal).
(Cliquer pour lire le journal en entier.)
Le procédé, une dénonciation, avec une liste de dénoncés, alors que les noms des signataires « s’étalaient vaniteusement » (comme dit Le Prolétaire) dans la presse, est assez insupportable. L’injure « Tas de lâches » a particulièrement énervé Gustave Lefrançais, dont on dit qu’il était d’un caractère « bilieux ». Voici sa réponse, sous forme de deux lettres au Cri du peuple.
La première, parue dans le numéro daté du 19 mai:
17 mai 1871
Mon cher Vallès,
Prenant texte de notre Déclaration collective, le Père Duchêne nous accuse de n’avoir fait cette Déclaration que « par peur pour notre peau. »
Sois donc assez obligeant pour l’inviter de ma part, — par l’entremise de ton journal, — à faire une promenade philosophique de la barrière des Ternes à celle du Point-du-Jour. — Je me ferai un vrai plaisir de l’y accompagner. — On marchera au pas, en devisant politique.
Rendez-vous à la Porte des Ternes, à dix heures du matin, je m’y trouverai pour les y recevoir.
G. Lefrançais
Et inévitablement, la deuxième, parue dans le numéro daté du 21 mai:
19 mai 1871
Mon cher ami,
Je me suis rendu ce matin, à dix heures, à la Porte des Ternes, accompagné du citoyen Demeulle, appartenant au 150e bataillon et membre de la Commission municipale du 4e arrondissement.
Je suis resté une heure au quartier général du brave colonel Monteret, attendant vainement le Père Duchêne, à qui j’avais donné rendez-vous.
Mes amitiés sincères.
G. Lefrançais
En effet, la Porte des Ternes est sous le feu versaillais et, pendant ces discussions la guerre fait rage.
*
Pour conclure, une remarque sur la terminologie. Comme je l’ai déjà dit, qualifier les majoritaires de révolutionnaires et les minoritaires de socialistes, c’est s’exposer à n’être pas compris. Par exemple, Varlin et Frankel, Internationalistes, font partie de la minorité. Mais la majorité des Internationalistes a voté avec… la majorité. Il est toujours inadéquat de fabriquer des cases (ou d’utiliser des cases déjà prêtes) pour y enfermer tel ou tel être humain. Ici c’est pire, puisque ces cases ont changé de noms, blanquistes, proudhoniens, ou révolutionnaires, socialistes, et que ces mêmes mots ont changé de sens, et même plusieurs fois, et même radicalement (si l’on ose un tel adjectif), les socialistes de la Commune, les républiques socialistes de l’Union soviétique, le parti socialiste de 2016…
Livres cités
Bourgin (Georges) et Henriot (Gabriel), Procès verbaux de la Commune de Paris de 1871, édition critique, E. Leroux (1924) et A. Lahure (1945).
Lissagaray (Prosper-Olivier), Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).
Malon (Benoît), La Troisième défaite du prolétariat français, Neuchâtel (1871).
Arnould (Arthur), Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Bruxelles, Librairie socialiste Henri Kistemaeckers (1878).