Le 24 avril, « Bastien, gamin de Paris » voit vendre des morceaux de la colonne Vendôme.

Non ! Il y a bien eu une mise en vente anticipée, mais il n’y avait rien à voir, la colonne Vendôme était toujours debout.

Un témoin oculaire — eye-witness — qui tient son journal au jour le jour, a vu la colonne abattue le 15 mai — May 15th.

Non et non ! La colonne Vendôme a été abattue le 16 mai.

Non ! Ce n’est pas Gustave Cournet qui l’a abattue. Ce sont des ingénieurs, ouvriers et marins (les cabestans et les cordes utilisés pour tirer sur la colonne nécessitaient des marins — et les marins sont bien là, comme on le voit sur la photographie).

Non ! Ce n’est pas Gustave Courbet qui a décidé d’abattre la colonne. La décision est le fait d’un décret voté par la Commune le 12 avril — et Courbet n’a été élu à la Commune que lors des élections complémentaires du 16 avril. Le procès verbal de la séance dit:

Un second projet de décret [le premier concernait l’élection des membres du Tribunal de commerce] est également présenté par le citoyen Félix Pyat, proposant la démolition de la colonne Vendôme.

Après avoir entendu les citoyens Langevin, J.-B. Clément, demandant le rejet du décret, les citoyens Theisz et Malon, proposant la suppression des considérants, et les citoyens E. Clément et Blanchet, désirant au contraire le vote sur l’article et les considérants, la Commune décide l’adoption pure et simple.

Et voici ce décret:

La Commune de Paris,

Considérant que la colonne impériale de la place Vendôme est un monument de barbarie, un symbole de force brutale et de fausse gloire, une affirmation du militarisme, une négation du droit international, une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, un attentat perpétuel à l’un des trois grands principes de la République française, la fraternité;

Décrète:

Article unique. — La colonne de la place Vendôme sera démolie.

Ainsi, tous les « membres de la Commune » passant devant le Conseil de guerre en août-septembre 1871 seront accusés de cette démolition.

Mais…

Non ! Ce ne fut pas une idée, une initiative, de la Commune.

Dès la fin de l’Empire le 4 septembre 1870, les armoiries et décorations impériales ont volé en éclat dans Paris, et la statue de Napoléon qui ornait le Rond-Point de Courbevoie a été trimballée jusqu’au pont de Neuilly et de là jetée dans la Seine. La Commission d’armement du sixième arrondissement, réunie le 2 octobre 1870 (bien avant la Commune, donc) a voté un rapport dont voici un des articles:

Art. 6. La fabrications des mitrailleuses et des canons pour la garde nationale mobilisée est dès aujourd’hui possible grâce à l’industrie privée. Pour les canons, la municipalité du 6e arrondissement propose que la matière en soit d’abord prise dans la colonne élevée sur la place Vendôme à Napoléon Ier. Outre l’utilité matérielle de cette mesure, il y aurait un avantage moral immense à débarrasser la France républicaine d’une image odieuse, qui rappelle outrageusement la race exécrable et maudite qui a mis la patrie à deux doigts de sa perte.

Les conclusions du rapport ont été adoptées par la Commission à l’unanimité. Les membres de la Commission, avec à leur tête le maire Hérisson (qui sera, dès qu’il en aura l’occasion, un Versaillais bon teint), ont signé.

On avait besoin de bronze pour fabriquer des canons, ces célèbres canons… Ce semble un bon endroit pour signaler que Gustave Courbet donna un de ses tableaux (du tableau on fit un canon).

Pourtant…

Non ! La colonne n’était pas en bronze massif, il n’y avait pas de quoi en faire des canons, juste une mince pellicule de bronze autour d’un fût en grès, ainsi qu’il apparut lorsqu’elle fut par terre (le 16 mai, donc).

En réalité, cette colonne, élevée par Napoléon à sa propre gloire, puis qui avait suivi les vicissitudes du siècle (Napoléon en Empereur romain, mis à bas puis remonté en redingote, puis redescendu, amené au Rond-Point de Courbevoie avec sa redingote, re-vêtu en Romain et remonté…) était l’objet d’une haine républicaine universelle.

Et…

Non ! Le fumier dans lequel la tête « Badinguet 1er » a roulé n’était pas là pour humilier l’Empereur, mais pour amortir sa chute. Il n’est sans doute même pas vrai que l’inévitable rime

Napoléon Premier

S’abîme dans le fumier

ait incité à choisir ce matériau. En parlant de rime…

Et voilà comment en tirant

On abat tous les tyrans

méritait d’être citée elle aussi. La mise à bas de la colonne (car pas plus que le mur de Berlin la colonne n’a chu — comme le mur, la colonne a été abattue) est la dernière fête de la Commune. Voyez les gardes endimanchés, avec même une femme et des enfants, qui posent pour le photographe Bruno Braquehais en tête de cet article.

Mais Courbet, alors? Eh bien, il trouvait la valeur artistique de la colonne nulle. Il l’a dit et répété. Il l’a dit à la Commission des artistes.

Non, non ! Ce n’est pas la Commune qui a nommé Courbet président de la Commission des artistes. Cette Commission a été créée le 6 septembre 1870. Et oui, Gustave Courbet, qui ne mâchait pas ses mots, s’est exprimé sur la nullité de la colonne, sur sa non-valeur artistique.

Le citoyen Courbet,

Président de la commission artistique préposée à la conservation des musées nationaux et objets d’art, nommé en assemblée générale des artistes;

Attendu que la colonne Vendôme est un monument dénué de toute valeur artistique, tendant à perpétuer par son expression les idées de guerre et de conquête qui étaient dans la dynastie impériale, mais que réprouve le sentiment d’une nation républicaine;

Attendu qu’il est, par cela même, antipathique au génie de la civilisation moderne et à l’idée de fraternité universelle qui désormais doit prévaloir parmi les peuples;

Attendu aussi qu’il blesse leurs susceptibilités légitimes et rend la France ridicule et odieuse aux yeux de la démocratie européenne,

Emet le vœu:

Que le gouvernement de la Défense nationale veuille bien l’autoriser à déboulonner cette colonne, ou qu’il veuille bien lui-même en prendre l’initiative, en chargeant de ce soin l’administration du Musée d’artillerie et en faisant transporter les matériaux à l’Hôtel de la monnaie.

Il désire aussi que cette mesure soit appliquée à la statue qui a été déplacée et qui, actuellement, est exposée à Courbevoie, avenue de la Grande-Armée.

Il désire enfin que ces dénominations de rues qui rappellent pour les uns des victoires, des défaites pour les autres, soient rayées de notre capitale, pour être remplacées par les noms des bienfaiteurs de l’humanité ou bien par ceux qu’elles pourraient tirer de leur situation topographique.

C’était le 14 septembre 1870. Il n’est pas inopportun de rappeler les violents sentiments antibonapartistes qui animaient la population parisienne après presque vingt ans d’Empire et la catastrophe militaire en cours…

Mais oui, Courbet est passé en Conseil de guerre, en août 1871, et il s’est à nouveau exprimé:

Monsieur le Président: Vous vouliez, en définitive, voir détruit ce monument élevé aux gloires françaises?

Courbet: Je n’avais aucune acrimonie contre cette colonne. J’avais dit: « Déplacez, enlevez poliment cette colonne, mettez la où vous voudrez, mais elle ne peut rester là. » Si vous voulez, au point de vue de l’art, que je vous dise mon opinion, je vais vous la dire.

Monsieur le Président: Parlez.

Courbet: Cette colonne était une faible représentation de la colonne Trajane, dans des proportions mal combinées. Il n’y a pas de perspectives; ce sont des bons hommes qui ont sept têtes et demie, toujours la même, à quelque hauteur que ce soit. Ce sont de bons hommes en pain d’épice, et j’étais honteux que l’on montrât cela comme œuvre d’art.

Il a été condamné à de la prison. Il a peint son autoportrait à la prison de Sainte-Pélagie (reproduit en tête d’un autre article). Il a été condamné à payer la reconstruction de la colonne. Et on l’a reconstruite. Elle est là pour longtemps.

Eh bien non ! Elle n’a pas été améliorée. Elle est vraiment toujours aussi nulle…

(à suivre)

Livres cités

Solet (Bertrand)Bastien, gamin de Paris, La Farandole (1978).

The insurrection in Paris related by an Englishman, an eye-witness…, Lemoigne (1871).

Bourgin (Georges) et Henriot (Gabriel)Procès verbaux de la Commune de Paris de 1871, édition critique, E. Leroux (1924) et A. Lahure (1945).

Troisième conseil de guerre, Procès des membres de la Commune, Versailles (1871).

Castagnary (Jules Antoine), Gustave Courbet et la colonne Vendôme, plaidoyer pour un ami mort, Dentu (1883).