Majorité et minorité? On qualifie souvent les uns de « révolutionnaires » et les autres de « socialistes » — mais c’est s’exposer à n’être pas compris.
Le premier affrontement a eu lieu le 19 avril, sur la question de valider (ou pas) les « élus » des élections complémentaires du 16 avril qui n’avaient pas obtenu le huitième des inscrits.
Le suivant, qui a créé une véritable fracture, a été le vote autour du Comité de Salut public les 28 avril et 1er mai.
Les « majoritaires » sont de moins en moins présents aux séances de la Commune: les décisions ne sont plus prises à l’Hôtel de Ville. Le vote sur les Monts-de-piété le 6 mai a eu lieu en présence de seulement vingt-huit membres de la Commune, presque tous de la « minorité » (ici je suis le livre de Gustave Lefrançais).
La situation à Paris était pourtant très grave. Après celui d’Issy c’est le fort de Vanves qui a été pris par les Versaillais. Le Comité de Salut public semblait davantage préoccupé de questions de police que de la défense de Paris.
Les membres de la minorité (j’arrête d’utiliser les guillemets) ont été écartés, Varlin de l’intendance, Vermorel de la Sûreté, Longuet de l’Officiel.
Impossible d’arriver à nous trouver en face de nos collègues. Ils étaient devenus invisibles et insaisissables. Pendant plusieurs jours, nous guettâmes l’occasion de nous rencontrer avec eux, de nous expliquer, de faire cesser ce malentendu déplorable, en expliquant franchement nos sentiments.
Tout fut vain.
C’est dans ces conditions que fut rédigé le manifeste dit de la minorité.
Ici c’est Arthur Arnould qui s’explique.
La réaction de la minorité le 15 mai fut encore un coup porté à l’autorité et à la crédibilité de la Commune.
Il n’y a pas eu de séance de la Commune ce jour-là. Pourtant, plusieurs membres de l’assemblée étaient présents à l’Hôtel de Ville. Certainement douze membres de la minorité (nous avons leurs noms) et quatre ou cinq autres, dont Vésinier et Félix Pyat (je suis toujours Lefrançais). La minorité a préparé une déclaration. Les douze prennent acte de l’absence de leurs collègues et publient leur Déclaration dans la presse, dans Le Cri du peuple (daté du 17 mai), c’est naturel, mais aussi dans Le Rappel du 16 mai (sur Gallica, ici).
On peut cliquer sur l’image pour lire directement le texte de la déclaration, soit lire ce texte ci-dessous.
D’abord les douze présents du 15 mai. Les lecteurs d’un de nos articles précédents auront plaisir à constater que Courbet était bien là:
Paris, 15 mai 1871
Les membres appartenant à la minorité de la Commune avaient résolu de lire, à la séance qui devait avoir lieu, régulièrement, le lundi 15 mai, une déclaration qui aurait, sans doute, fait disparaître les malentendus politiques existant dans l’Assemblée.
L’absence de presque tous les membres de la majorité n’a pas permis l’ouverture de la séance.
Il est donc de notre devoir d’éclairer l’opinion publique sur notre attitude, et de lui faire connaître les points qui nous séparent de la majorité.
Les membres présents:
Arthur Arnould, Ostyn, Ch. Longuet, Arnold, Lefrançais, Serraillier, Jules Vallès, G. Courbet, Victor Clément, Jourde, Varlin, Vermorel.
Ensuite la déclaration elle-même. Arthur Arnould dit qu’il y avait trois projets, proposés par Lefrançais, Jourde et lui-même, et que c’est celui de Jourde qui fut choisi.
DÉCLARATION
Par un vote spécial et précis, la Commune de Paris a abdiqué son pouvoir entre les mains d’une dictature, à laquelle elle a donné le nom de Comité de Salut public.
La majorité de la Commune s’est déclarée irresponsable par son vote, et a abandonné à ce Comité toutes les responsabilités de notre situation.
La minorité à laquelle nous appartenons affirme, au contraire, cette idée, que la Commune doit au mouvement révolutionnaire, politique et social d’accepter toutes les responsabilités et de n’en décliner aucune, quelques dignes que soient les mains à qui on voudrait les abandonner.
Quant à nous, nous voulons, comme la majorité, l’accomplissement de la rénovation politique et sociale; mais, contrairement à sa pensée, nous revendiquons, au nom des suffrages que nous représentons, le droit de répondre seuls de nos actes devant nos électeurs, sans nous abriter derrière une suprême dictature que notre mandat ne nous permet pas de reconnaître.
Nous ne nous présenterons plus à l’Assemblée que le jour où elle se constituerait en tribunal pour juger un de ses membres.
Dévoués à notre grande cause communale, pour laquelle tant de citoyens meurent tous les jours, nous nous retirons dans nos arrondissements, trop négligés peut-être.
Convaincus d’ailleurs que la question de la guerre prime en ce moment toutes les autres, le temps que nos fonctions municipales nous laisseront, nous irons le passer au milieu de nos frères de la garde nationale, et nous prendrons notre part de cette lutte décisive, soutenue au nom des droits du peuple.
Là encore, nous servirons utilement nos convictions, et nous éviterons de créer dans la Commune des déchirements que nous réprouvons tous; car nous sommes persuadés que, majorité ou minorité, malgré nos divergences politiques, nous poursuivons tous le même but:
La liberté politique;
L’émancipation des travailleurs.
Vive la République sociale!
Vive la Commune!
Signé: Ch. Beslay, Jourde, Theisz, Lefrançais, Eugène Gérardin, Vermorel, Clémence, Andrieux, Serraillier, Ch. Longuet, Arthur Arnould, Victor Clément, Avrial, Ostyn, Frankel, Pindy, Arnold, Jules Vallès, Tridon, Varlin, Gustave Courbet.
Le Rappel contenait, à la suite de cette déclaration, une mise au point de Leo Frankel:
En motivant mon vote pour le Comité de salut public, je me réservais le droit de juger ce Comité. Je veux avant tout le salut de la Commune.
J’adhère aux conclusions de ce programme.
Leo Frankel
Et le lendemain, le même journal publiait une lettre de Benoît Malon:
Si j’avais pu assister à la séance du 15 mai, j’aurais signé la déclaration de la minorité de la Commune. J’en accepte tous les termes. Après avoir vu fonctionner le Comité de Salut public, contre lequel j’ai voté ainsi que mes collègues, je reste convaincu que les réminiscences de 93 n’auraient jamais dû entrer dans la Révolution sociale et prolétarienne inaugurée le 18 mars.
Salut et fraternité.
Le membre de la Commune
délégué au 17e arrondissement,
B. Malon
Arthur Arnould nous décrypte cette liste de signataires:
En tout vingt-deux membres de la Commune qui se décomposent ainsi:
Dix journalistes, hommes de lettres, commerçants, employés, comptables, et douze ouvriers, donnant ensemble treize ou quatorze membres de l’Internationale.
Les réactions à cette déclaration feront l’objet d’un article ultérieur.
Livres cités
Lefrançais (Gustave), Étude sur le mouvement communaliste, Neuchâtel (1871).
Arnould (Arthur), Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Bruxelles, Librairie socialiste Henri Kistemaeckers (1878).