Un romancier (Armand Lanoux) qui n’a pas bien compris ce que pouvait être l’ambiance, le 24 mai 1871, rue Gay-Lussac, raconte que le caricaturiste Pilotell, commissaire de la Commune et évidemment menacé lui-même, est venu ce jour-là dessiner le cadavre de Rigault, chef de la Sûreté, sur place. Il y a en effet une eau-forte de Pilotell qui représente la mort de Raoul Rigault.

Raoul Rigault, le procureur de la Commune, a été fusillé ou plus simplement exécuté d’une balle dans le crâne, rue Gay-Lussac le mercredi 24 mai 1871. Les Versaillais avaient conquis le quartier latin. J’ouvre une parenthèse pour signaler une étonnante erreur de Tardi, qui a pourtant dessiné un Paris communard extrêmement touchant et précis (pour un scénario que je ne trouve pas à la même hauteur). Sur une de ses vignettes, on voit un Panthéon surmonté d’une croix. Les branches de la croix avaient été sciées le 31 mars et le montant vertical restant était devenu la hampe d’un immense drapeau (rouge), comme on le voit d’ailleurs dans le même livre quelques pages plus loin. Je referme la parenthèse et reviens à Raoul Rigault.

Maxime Vuillaume, avant d’être arrêté et conduit à la cour martiale du Luxembourg, est passé par là le lendemain matin à 7 heures.

Partout des morts. Morts de la veille, morts de la nuit, morts du combat ou de la fusillade. Au pied du haut mur du couvent des Dames-Saint-Michel, au carrefour de la rue Saint-Jacques, toute une file de morts. Les faces cachées sous une couche de paille sanglante.

Des morts encore contre la maison étroite, au portail ogival, aujourd’hui le numéro 26 de la rue Gay-Lussac. Tout près, adossé au mur de l’institution Lelarge, un cadavre coiffé d’un képi rabattu sur le front. Celui d’un vieillard, le père Philippe, conducteur d’omnibus de la ligne Montmartre-Saint-Jacques. On l’a pris, l’infortuné, pour quelque soldat d’un corps franc.

Un rassemblement, en face de la barricade éventrée de la rue Royer-Collard. Hommes, femmes, causant avec animation. Je m’approche. Je jette un regard furtif…

Horreur!

Un officier fédéré. Un commandant. Étendu. La tunique grand ouverte. La chemise tachée de rouge. Les pieds nus. Les galons des manches arrachés. La tête recouverte à demi d’un linge ensanglanté.

Un soldat, qui se détache du groupe, s’agenouille, soulève le linge.

Rigault!

Rigault, que j’ai quitté la veille, là, à cent pas…

Il me semble que tout mon sang, à moi, s’en va. Mes jambes se dérobent…

Encore un regard… C’est bien lui… C’est bien sa barbe… raidie de poussière et de sang… Le crâne fracassé…

Je presse le pas…

Quoi que l’on puisse penser de l’action policière de Raoul Rigault pendant la Commune, il faut signaler qu’il est allé revêtir son uniforme… à un moment où d’autres essayaient de dissimuler le leur. Tous l’ont dit: il est mort bravement.

Les chaussures enlevées (volées) et les cadavres pieds nus sont une constante de la Semaine sanglante.

Le caricaturiste Pilotell était commissaire spécial de la Commune. Il est passé lui aussi rue Gay-Lussac. Bien évidemment, il ne s’est pas arrêté pour dessiner le cadavre de son ami. La seule chose à faire était de s’éloigner au plus vite, avant d’être reconnu, dénoncé et fusillé.

L’eau-forte a été dessinée beaucoup plus tard, à Genève où Pilotell s’était réfugié.

Maxime Vuillaume était lui aussi à Genève. Il se souvient…

Tous les jours, désormais, je vois Pilotell. Au café du Nord. Au café d’Orient. Au café de la Poste. On passe sa vie au café, condamnés à l’inaction, discutant, disputant, ressassant les mêmes histoires… Est-ce la majorité ou la minorité qui perdit la Commune? Un tel était-il à telle barricade ou n’y était-il pas? Si un tel était, par hasard, un mouchard!… Tristes jours. […]

Pilotell dessine. […] Je me vois aussi, dans ma chambre de la rue Guillaume-Tell, étendu de tout mon long sur le carreau, servant de modèle à Pilotell pour son eau-forte de Rigault mort. L’eau-forte a été publiée dans l’album Croquis et Caricatures.

Pilotell et Maxime Vuillaume ont reconstitué la position de Rigault, et Vuillaume a posé pour son ami.

Comme on le voit sur la reproduction de la gravure, Pilotell a écrit:

vu le 24 mai 1871 à 5h du soir

(il a vu, et puis, plus tard, il a dessiné).

Maxime Vuillaume a raconté une dernière fois cette mort, avec la précision que Raoul Rigault a été exécuté d’une balle dans la tête par un Versaillais qui ne savait même pas qui il était, dans un article de la revue Floréal en 1921, cette revue et cet article sont sur Gallica, là. Merci à Jean-Pierre Bonnet pour cette précision!

(à suivre)

Livres cités

Lanoux (Armand)La Polka des canons, Grasset (1970), — Le Coq rouge, Grasset (1971).

Tardi (Jacques) et Vautrain (Jean), Le Cri du peuple, Casterman (2001-2004).

Vuillaume (Maxime)Mes Cahiers rouges Souvenirs de la Commune (avec un index de Maxime Jourdan), La Découverte (2011).

Pilotell, Avant, pendant et après la Commune, Croquis et caricatures à l’eau-forte, Imprimerie Delatre, Londres (sans date).