Augustine-Malvina Blanchecotte, qui pourtant a retravaillé son journal de 1871 pour le publier en 1872, écrit, à la date du vendredi 26 mai:
Midi. — Un grand coup de feu; j’imagine que c’est un obus, les oreilles croient y être faites! Des soldats prennent les armes et courent; j’étais derrière le Panthéon, rue de l’Estrapade. J’interroge un des militaires.
— Non, ce n’est pas le bombardement! C’en est encore un qu’on fusille! Ils l’ont pas volé!
C’était le citoyen membre de la Commune Millière, qui venait d’être exécuté sur les marches du Panthéon, à la même place où lui-même, l’avant-veille, avait fait fusiller dix-huit fédérés qui refusaient de se battre.
Il n’y a aucune source raisonnable pour les dix-huit fédérés en question.
Par contre, il est certain que, non, Jean-Baptiste Millière n’était pas membre de la Commune.
Il est certain aussi qu’il a été assassiné sur les marches du Panthéon. À genoux.
Il est à peu près certain que c’est à la haine que lui vouait le ministre Jules Favre qu’il dut cet assassinat.
Né en 1817, fils d’ouvrier et avocat, Millière était aussi journaliste. Il était le directeur-gérant de La Marseillaise, le journal fondé par Rochefort en décembre 1869. Il fut élu chef de son bataillon, le 208e, avec lequel il participa à l’insurrection du 31 octobre. Il fut élu adjoint au maire dans le vingtième en novembre, puis député aux élections législatives de février 1871. D’abord conciliateur, puis rallié à la Commune, il écrivait dans le journal nommé La Commune.
Mais il ne fut pas membre de la Commune.
Pourquoi Jules Favre le détestait-il tellement?
J’ai déjà mentionné cette question dans un article sur La Guerre civile en France. Dans le journal Le Vengeur, le 7 février, veille des élections législatives, Millière avait dévoilé, pièces authentiques en mains, les faux réalisés par Jules Favre pour dissimuler l’illégalité de sa situation matrimoniale (sa femme était l’épouse d’un autre homme, bigame, donc) et lui assurer une succession. Le Vengeur n’est pas en ligne, mais le dossier est reproduit dans les pièces justificatives à la fin du livre de Gustave Lefrançais.
L’exécuteur, un capitaine Garcin, a fièrement raconté cette exécution. Il est cité dans le livre de Lissagaray, que je copie.
Millière a été amené; nous étions à déjeuner avec le général au restaurant de Tournon, à côté du Luxembourg. Nous avons entendu un très grand bruit et nous sommes sortis. On m’a dit: « C’est Millière. » J’ai veillé à ce que la foule ne se fît pas justice elle-même. Il n’est pas entré dans le Luxembourg, il a été arrêté à la porte. Je m’adressai à lui et je lui dis: « Vous êtes bien Millière? — Oui, mais vous n’ignorez pas que je suis député. — C’est possible, mais je crois que vous avez perdu votre caractère de député. Du reste, il y a parmi nous un député, M. de Quinsonnaz, qui vous reconnaîtra. »
J’ai dit alors à Millière que les ordres du général étaient qu’il fût fusillé. Il m’a dit: « Pourquoi? »
Je lui ai répondu: « Je ne vous connais que de nom, j’ai lu des articles de vous qui m’ont révolté; vous êtes une vipère sur laquelle on met le pied. Vous détestez la société. » Il m’a arrêté en disant avec un air significatif: « Oh! oui, je la hais, cette société. — Eh bien, elle va vous extraire de son sein, vous allez être passé par les armes. — C’est de la justice sommaire, de la barbarie, de la cruauté. — Et toutes les cruautés que vous avez commises, prenez-vous cela pour rien? Dans tous les cas, du moment que vous dites que vous êtes Millière, il n’y a pas autre chose à faire. »
Le général avait ordonné qu’il serait fusillé au Panthéon, à genoux, pour demander pardon à la société du mal qu’il lui avait fait. Il s’est refusé à être fusillé à genoux. Je lui ai dit: « C’est la consigne, vous serez fusillé à genoux et pas autrement. » Il a joué un peu la comédie, il a ouvert son habit, montrant sa poitrine au peloton d’exécution. Je lui ai dit: « Vous faites de la mise en scène, vous voulez qu’on dise comment vous êtes mort; mourez tranquillement, cela vaut mieux. — Je suis libre, dans mon intérêt et dans l’intérêt de ma cause, de faire ce que je veux. — Soit, mettez-vous à genoux. » Alors il me dit: « Je ne m’y mettrai que si vous m’y faites mettre par deux hommes. » Je l’ai fait mettre à genoux et on a procédé à son exécution. Il a crié: « Vive l’humanité! » Il allait crier autre chose quand il est mort. »
Le Figaro raconta cette exécution, au milieu de beaucoup d’autres, dans son numéro du 30 mai, le premier à reparaître à Paris (oui, il est sur Gallica, lui, cliquez ici si le cœur vous en dit…). L’Illustration du 2 juin ajoute une précision:
Sa chemise était percée de balles à l’endroit du cœur, où apparaissait une large tache de sang. Une seule balle l’avait frappé à l’œil droit. Un officier s’approcha, se baissa sur le cadavre, et, lui appliquant son revolver dans l’oreille, fit feu. Un sergent franchit à son tour les degrés et lui lâcha le coup de grâce dans la tête; le crâne éclata en plusieurs morceaux et Millière fut complètement défiguré.
Voilà au moins du travail soigné. Des officiers qui donnent le coup de grâce à un cadavre…
Un ancien communard a écrit, tout au début du vingtième siècle:
La place de la République s’appellera un jour ou l’autre place Delescluze et Millière aura sa statue place du Panthéon.
On peut rêver… En attendant, il n’y a même pas une plaque. Ni pour l’un ni pour l’autre.
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Lorsque j’ai publié cet article sur ce site, le 2 juillet 2016, j’avais utilisé, pour la couverture, cette image.
Je l’avais copiée sur le site Paris Révolutionnaire, où elle n’avait ni source ni nom d’auteur. Il existe, à ma connaissance, deux images de la mort de Millière. Sur l’une, parue dans Le Monde Illustré du 10 juin 1871, on voit Millière d’assez loin, il est à genoux, il pleut, les soldats vont tirer, le nom de l’auteur est indiqué.
J’avais choisi l’autre parce qu’on y voit les exécuteurs de près et surtout parce qu’elle raconte l’histoire, « après ». L’image avait été recadrée, tronquée, la signature de l’artiste avait pratiquement disparu. La version que je mets en couverture, aujourd’hui (2 août 2016), je l’ai photographiée dans le livre Paris au Front d’insurgé. La signature a été reconnue par Jean-Pierre Bonnet comme comme celle de Pierre Georges Jeanniot, un artiste qui a innombrablement peint, dessiné, gravé, illustré. Malheureusement, malgré un sous-titre encourageant (la Commune en images) et une très riche iconographie, ce livre ne contient pas de nom d’auteur ni de source. On trouve aussi cette image dans le petit livre Sur les traces des communards, sans plus d’information. Pour le moment, je ne connais donc ni la date de cette image, ni le livre (ou journal) dans lequel elle est parue.
Je remercie Yves C., pour avoir rangé son exemplaire de ce beau livre… dans ma bibliothèque, et Jean-Pierre Bonnet pour la lecture de la signature de Jeanniot.
Livres cités
Blanchecotte (Augustine-Malvina), Tablettes d’une femme pendant la Commune, Didier (1872).
Lefrançais (Gustave), Étude sur le mouvement communaliste, Neuchâtel (1871).
Lissagaray (Prosper-Olivier), Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).
Da Costa (Gaston), La Commune vécue (trois volumes), Ancienne Maison Quantin (1903-1905).
Feld (Charles) et Hincker (François), Paris au front d’insurgé, la Commune en images, Livre-Club Diderot (1971).
Braire (Jean), Sur les traces des communards, Guide de la Commune dans le Paris d’aujourd’hui, Éditions des Amis de la Commune (1988).