[Article modifié le 24 juin 2017, par l’ajout de la citation des Souvenirs d’Antonin Proust]

J’avais annoncé dans un article précédent que je parlerais de Manet.

La lithographie dont une reproduction sert de couverture à cet article est intitulée La Barricade. Elle est signée Édouard Manet. La date à laquelle elle a été réalisée n’est pas connue au jour près. Manet a réalisé, au même moment, une autre lithographie, La Guerre civile, que voici (cliquer sur l’image pour l’agrandir).

Édouard Manet Guerre civile
Édouard Manet Guerre civile

La Guerre civile représente une « chose vue » au coin du boulevard Malesherbes et de la rue de l’Arcade (on y reconnaît les colonnes de l’église de la Madeleine). Choses vues, donc, pendant la Semaine sanglante.

Son ami Théodore Duret dit que Manet est rentré à Paris (qu’il avait quittée après le siège) avant la fin de la Commune.

Son ami Antonin Proust écrit, dans un  texte d’abord paru dans La Revue Blanche en 1897:

Avant la dernière bataille du mois de mai il revint à Paris, passant par Versailles, et c’est sous l’impression de la terrible répression des troupes entrant dans Paris, répression dont nous fûmes l’un et l’autre en partie témoins, qu’il fit sa lithographie intitulée Guerre civile.

Le biographe Albert Flament écrit en 1928 que Manet arrive à Paris « au plus brûlant de l’insurrection ». 

Malgré tout cela, la version officielle semble pourtant être aujourd’hui que Manet était hostile à la Commune et est rentré à Paris en juin.

Outre les témoignages des œuvres et des contemporains, quels moyens avons-nous de savoir où était Manet?
Voyons la chronologie du printemps 1871.

La famille d’Édouard Manet est à Oloron-Sainte-Marie (dans les Pyrénées) depuis septembre 1870. Soyons précis: cette famille est composée de la mère de Manet, de sa femme Suzanne et du fils de Suzanne, Léon. Manet lui-même est (non pas engagé mais appelé) dans la Garde nationale.

L’avantage des séparations, c’est qu’elles entraînent de la correspondance. Celle que Manet et sa famille ont échangée a été publiée récemment et est très intéressante.

Manet rejoint sa famille en février.

Le 22, il est à Oloron depuis huit jours.

Le 1er mars, la famille (Édouard, Suzanne, Léon et Madame Manet mère) arrive à Arcachon, où elle reste un mois. C’est de là que Manet écrit au graveur Braquemond, le 21 mars, une lettre souvent citée:

Nous vivons dans un malheureux pays où on ne veut renverser un gouvernement que pour en faire partie. D’hommes désintéressés, de grands citoyens, de vrais républicains, il n’y en a pas. Des hommes de parti, des ambitieux, des Henry succèdent aux Millière, des imitateurs grotesques de la Commune de 93, des lâches assassins fusillant deux généraux, l’un parce que, dans le moment, il faisait son devoir, l’autre parce qu’il avait eu le courage de flétrir la conduite de ces porte-la patte devant l’ennemi. Gens qui vont tuer dans l’opinion publique l’idée juste qui commençait à s’y faire que le seul gouvernement des honnêtes gens, des gens tranquilles, intelligents, était la république et que nous pouvons par cette forme seule nous relever aux yeux de l’Europe de nos épouvantables désastres. Il faut connaître la province pour se douter de sa haine pour Paris. Ça été [sic?] une grande faute de la part de Thiers et de l’Assemblée de ne pas se transporter à Paris aussitôt après l’évacuation, il devait s’ensuivre les tristes éléments qui affligent aujourd’hui et dégoûtent les cœurs vraiment français.
Comme toutes ces sanglantes farces sont favorables aux arts ! […] Je n’ai pas du tout envie de rentrer à Paris.

Notez la date: 21 mars. Les informations que Manet a pu avoir avant cette lettre sont: des insurgés criminels ont assassiné deux généraux (le 18 mars). Notez aussi qu’il n’a sans doute eu ces informations que par la presse, et qu’elles étaient donc très biaisées.

On voit mal comment Manet pourrait être favorable à la Commune ce jour-là! Mais de « vraies » nouvelles vont lui arriver…

Car son frère, Gustave Manet, est à Paris et écrit à leur mère. Par exemple, le 12 avril, cette lettre que je n’ai pas vu citer (il commence par s’excuser, il lui a été impossible d’aller à Versailles chercher ses lettres — le courrier pour Paris était bloqué à Versailles):

Les beaux jours du siège sont revenus, et jamais les Prussiens n’ont bombardé Paris avec plus d’acharnement. Il y a encore des gens qui appellent Thiers un grand patriote.
Paris n’est pas à feu et à sang, ni terrorisé. La plus grande partie de la population est ralliée au mouvement communal, et ne songe qu’à la conciliation. Mais Thiers est trop vieux et trop encroûté de ses vieux préjugés centralisateurs pour faire un pas. Il préfère prolonger la lutte et tuer des femmes et des enfants. Voilà huit jours que dure cette lutte acharnée [commencée en fait le 2 avril]. C’est la condamnation de Trochu et de tous ses complices. La garde nationale va au feu et se bat avec un courage extraordinaire. Quand finira cette guerre ? Dire que, comme toujours, cela dépend d’un homme, M. Thiers, qui n’aurait qu’à lever le petit doigt pour faire rentrer tout dans l’ordre. Jamais il ne le prononcera.

Gustave Manet lui-même participe à une tentative de conciliation, comme il l’explique. Il y a une autre lettre de la même date:

Chaque jour, l’opinion républicaine, surtout parmi les commerçants, gagne du terrain, et chacun se prépare à la lutte, si le gouvernement et l’assemblée s’entêtent à ne pas vouloir comprendre la révolution qui vient de s’opérer à Paris.

Pendant ce temps, Édouard Manet et sa famille remontent le long de la côte atlantique, quittant Arcachon le 1er avril, passant deux jours à Royan, deux jours à Rochefort, un à La Rochelle, deux à Nantes, deux à Saint-Nazaire (si je compte bien, ça nous amène au 10 avril). Ils s’installent quelque temps ensuite au Pouliguen (je n’ai pas compris s’ils y restaient un mois ou jusqu’à la fin du mois). Manet arriverait à Tours vers le 17 mai (ou le 10?) et y resterait une semaine avant de rentrer à Paris vers le 24 mai.

Aucune de ces dernières dates n’est connue avec précision. Les spécialistes de Manet n’aident pas beaucoup. Voici la chronologie de Manet dans la catalogue de la grande exposition du centenaire de sa mort, en 1983:

10 mai. À Tours pendant huit jours.
Fin mai-début juin. Retourne à Paris, tout de suite après la « semaine sanglante » (21-28 mai).

Et dans le catalogue de l’exposition « Manet inventeur du moderne », en 2011:

Janvier-Février […] Manet rejoint sa famille à Oloron-Sainte-Marie dans les Pyrénées.
Mars-Mai: Commune de Paris. Manet rentre peu après la « Semaine sanglante » (21-28 mai), dont il fixera la mémoire par deux lithographies.

(et c’est tout pour 1871).

Il y a quand même un témoignage. Il a été vu à Paris. C’est une lettre de Madame Morisot (la mère de la peintre Berthe Morisot) à sa fille, datée du 5 juin:

Tiburce [il s’agit de son fils, le frère de Berthe, qui avait été fait prisonnier par les Prussiens et qui avait été libéré pour se battre sous le drapeau versaillais] a rencontré deux communeux, au moment où on les fusille tous, Manet et Degas ! Encore à présent, ils blâment les moyens énergiques de la répression. Je les crois fous, et toi ?

Utiliser cette lettre et la date où elle a été écrite (5 juin) pour « prouver » que Manet n’était pas à Paris avant juin, ce n’est pas très convaincant. Le « encore à présent » montre que la rencontre « au moment où on les fusille tous » a bien eu lieu quelques jours plus tôt.

On peut très bien imaginer, cela cadrerait avec tous les faits connus, et avec les lettres, que, grâce à la correspondance de son frère Gustave, Manet a compris ce qui se passait à Paris. Et qu’il n’était pas particulièrement hostile à la Commune. Qu’il est rentré pendant la Semaine sanglante, qu’il a marché dans les rues et assisté à ces scènes qui ont inspiré les dessins qu’il a faits.

Pour la plupart des critiques, les deux lithographies sont de pures variations sur ses tableaux précédents. Une façon de leur nier tout réalisme. La Barricade est une œuvre assez violente, et une image de la Commune sur laquelle on voit les exécuteurs en action, ce qui n’est pas si courant.

Et après?

  • En juillet, Manet se rend plusieurs fois à l’Assemblée de Versailles.
  • En août, après le Conseil de guerre qui jugea les membres de la Commune (dont Courbet) il dit à Duret:

Vous me parlez de Courbet. Il s’est conduit comme un lâche devant le Conseil de guerre et n’est digne maintenant d’aucun intérêt.

On peut discuter le système de défense adopté par tel ou tel accusé de ce procès. Il ne me semble pas que dire que Courbet s’est conduit comme un lâche soit être violemment anti-communard – ce serait même presque le contraire.

On dit que Manet est très dépressif au cours de ce mois d’août.

  • En novembre, il assiste à l’exécution de Rossel, Ferré et Bourgeois à Satory.
  • On dit qu’il pensait à un tableau sur la Commune pour le Salon de 1872. Mais ceci ne serait jamais passé (tous les tableaux évoquant d’une façon ou d’une autre la Commune ont été rejetés du Salon et interdits à la diffusion sous forme de photo ou de lithographie pendant toutes les années 1870). On dit que peut-être la grande version avec aquarelle de La Barricade (qui se trouve aujourd’hui dans un musée de Budapest) était peut-être une étude pour ce tableau. Toujours est-il que ce que Manet proposa et exposa à ce Salon fut un tableau déjà ancien, Le Combat du Kearsage et de l’Alabama, une « marine » (bataille navale pendant la guerre de Sécession) certes, mais aussi une image de guerre civile.

Je ne suis absolument pas experte, je ne dirai donc pas grand chose (un peu de prétérition quand même) d’un impressionnant tableau que le musée Folkwang d’Essen attribue à Manet, et que les experts français traitent d’un laconique:

Ce tableau n’est pas de Manet.

Paris. L'Explosion. 1871. Folkwangmuseum Essen
Paris. L’Explosion. 1871. Folkwangmuseum Essen

Je n’ai pas trouvé d’explications. Je veux bien les croire, mais alors, comment se fait-il qu’un musée respectable le présente comme un Manet? Et puis, si ce n’en est pas un, qui l’a peint? J’ai posé ces questions, sans jusqu’ici obtenir de réponse.

Je citerai juste encore, pour le plaisir de la vue, quelques oeuvres de Manet:

  • Le portrait de Nina de Callias, La Dame aux éventails. Chez cette dame le peintre a peut-être rencontré des artistes et/ou écrivains plus ou moins proches de la Commune (Lepelletier, Verlaine…).
  • Les deux portraits de Rochefort, pas à franchement parler un communard, mais déporté avec les communards, et les deux L’évasion de Rochefort. Sur celui de Zurich, Rochefort ressemble étrangement à Charlot, ce qui le rend presque sympathique. Il est vrai que Manet n’a pas connu la suite de l’histoire de ce personnage, boulangiste et anti-dreyfusard.
  • La Rue Mosnier (aujourd’hui rue de Berne) aux drapeaux, un tableau de 1878. Manet habitait tout près, rue de Saint-Petersbourg. Sans commentaire.
Édouard Manet La rue Mosnier aux drapeaux
Édouard Manet La rue Mosnier aux drapeaux

Je remercie Marcel Bénabou, Olivier Salon et Bertrand Tillier pour les informations qu’ils m’ont données.

Livres cités

Duret (Théodore), Histoire de Édouard Manet et de son œuvre, Fasquelle (1906).

Proust (Antonin), Manet Souvenirs, L’Échoppe (1996).

Flament (Albert), La Vie de Manet, Plon (1928).

Manet (Édouard), Correspondance du siège de Paris et de la Commune, textes réunis et présentés par Samuel Rodary, L’Échoppe (2014).

Guégan (Stéphane), Manet inventeur du moderneGallimard, Musée d’Orsay (2011).

Manet : 1832-1883, Éditions de la Réunion des musées nationaux (1983).